Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022).
Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage d’Isabelle Facon (dir.), Russie-Turquie. Un défi à
l’occident ? (Passés composés, 2022, 224 pages).

Image de fond représentant les drapeaux encastrés de la Russie et de la Turquie. Au premier plan, couverture du livre "Russie-Turquie. Un défi à l'occident ?" d'Isabelle Falcon.

Alors que l’activisme tant de la Turquie que de la Russie ne cesse d’interpeller, et parfois d’inquiéter, les observateurs occidentaux, la nature des relations bilatérales entre ces deux puissances voisines demeure à bien des égards un mystère. Voici deux États que l’histoire a fait s’affronter à maintes reprises et qui demeurent aujourd’hui rivaux sur plusieurs théâtres géopolitiques. Pourtant, ils savent aussi mettre de côté leurs différends pour gérer des situations de crise particulièrement complexes. Cette « compétition coopérative » déconcerte Européens et Américains, d’autant que ces manœuvres aboutissent bien souvent à les mettre à l’écart des terrains géopolitiques concernés. Comme si Moscou et Ankara voulaient marquer leur volonté de gérer leurs désaccords seuls, sans laisser de place aux acteurs tiers. Pour décrypter cet étonnant pas de deux, un seul regard, aussi pertinent fût-il, aurait semblé bien insuffisant. C’est donc toute une équipe qui a été réunie sous la direction d’Isabelle Facon, donnant à l’ouvrage un caractère multidimensionnel marqué.


Spécialistes de la Russie, de la Turquie ou connaisseurs d’une région où ces deux puissances se rencontrent, les auteurs explorent en détail les multiples facettes de la relation bilatérale. Deux premiers chapitres reviennent, en guise d’entrée en matière, sur une tumultueuse histoire russo-turque, marquée certes par de nombreux affrontements mais aussi par des épisodes plus méconnus de rapprochement. Le chapitre suivant introduit et explique la délicate position des Occidentaux face à ce curieux tandem. C’est ensuite un intéressant tour d’horizon des théâtres d’affrontement, de rivalité ou de coopération entre Moscou et Ankara : la Syrie, la Libye, la mer Noire, le Caucase, jusqu’à l’Asie centrale – où se fait sentir la présence d’un troisième compétiteur : la Chine. Les derniers chapitres sont consacrés aux questions de l’énergie, de l’économie et de l’armement, secteurs où Turcs et Russes affichent de réelles ambitions en termes de coopération, tout en semblant parfois réticents à les concrétiser, à l’image de ces missiles S-400 achetés par Ankara mais qui tardent à être déployés.


Se dégage ainsi, tout en nuances, le portrait d’une relation complexe que la Turquie sait aussi mettre à profit dans ses rapports avec les Occidentaux. Passé maître à cet étonnant jeu de balancier, Ankara sait qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, et met en scène son dialogue avec la Russie pour rappeler sa valeur stratégique à ses partenaires traditionnels. À la lecture de cet ouvrage, on est tenté d’interroger le sens des rapports d’alliance et de rivalité en un XXIe siècle déjà bien turbulent. Ces rapports russo-turcs à multiples facettes illustrent une pratique croissante de bien des États qui, sans s’enfermer dans des alliances globales et de long terme, privilégient les effets d’opportunité et les coopérations ponctuelles. Par cette pratique, ils dessinent un environnement plus souple, où le pragmatisme fait loi, mais aussi moins prévisible : le partenaire de la veille peut rapidement devenir un adversaire, au risque d’une instabilité accrue de l’ordre international.

Aurélien Denizeau

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