Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022).
Marc Hecker propose une analyse de l’ouvrage d’Emmanuel Carrère, V13. Chroniques judiciaires (P.O.L., 2022, 368 pages).

Premier plan : couverture du livre "V13. Chroniques judiciaires" d'Emmanuel Carrère, texte bleu sur fond blanc strié.
Arrière-plan : photographie d'un marteau de justice par Zolonierek.

On connaissait Emmanuel Carrère écrivain – prix Femina pour La Classe de neige et Renaudot pour Limonov –, on le découvre chroniqueur judiciaire. Ce genre, qui ne concerne guère les relations internationales, n’a pas habituellement sa place dans Politique étrangère. Mais le procès « V13 », par son importance et sa dimension transfrontalière, fait exception. V13 pour vendredi 13 : jour funeste de novembre 2015 où 130 personnes perdirent la vie aux abords du Stade de France, au Bataclan et sur les terrasses de cafés parisiens.

De septembre 2021 à juillet 2022, Emmanuel Carrère a suivi assidûment ce procès hors norme (1 800 parties civiles, 350 avocats, dossier d’instruction de 542 tomes), produisant des articles hebdomadaires pour L’Obs. Ses chroniques, revues et augmentées, ont été rassemblées en un ouvrage qui, quelques semaines après sa parution, a obtenu le prix Aujourd’hui.

Plusieurs pages sont consacrées à la géopolitique : reprenant les analyses développées à la barre par le chercheur Hugo Micheron, l’auteur décrit l’écosystème salafo-djihadiste qui a transformé des petits dealers de Molenbeek en dangereux terroristes. On retrouve là le triptyque « quartiers, Syrie, prisons » passé au crible par Hugo Micheron dans son essai Le Jihadisme français.

Cependant, l’intérêt principal de V13 ne réside pas dans les développements politico-stratégiques. Ce qui fait le caractère remarquable de cet ouvrage est l’humanité qui s’en dégage. Les portraits et paroles de victimes sont bouleversants. Les accusés sont présentés sans manichéisme, dans toute leur complexité. Mohamed Abrini – « l’homme au chapeau » des attentats de Bruxelles – ose par exemple cette formule : « On n’est pas sortis du ventre de nos mères avec des kalachnikovs », sans pour autant être en mesure d’expliquer précisément comment il est devenu terroriste. Avocats et magistrats n’apparaissent pas seulement comme des professionnels du droit, mais aussi comme des individus embarqués dans un événement historique dont certains enjeux les dépassent.

En filigrane transparaît une question : à quoi sert un tel procès, à la fois mise en scène judiciaire et mise en abyme de notre société ? Il s’agit bien sûr, avant tout, de déterminer le degré de responsabilité des différents accusés et de leur attribuer une peine proportionnelle à la gravité des infractions commises. Mais cela va bien au-delà. Lorsque le père d’une jeune femme décédée au Bataclan dialogue avec le père d’un des bourreaux, on entrevoit le début d’un processus de « justice restaurative ».

Plus largement, une dimension cathartique se dégage de ces longs mois d’audiences. Emmanuel Carrère la résume en une phrase : « Au début, on dépose la souffrance, à la fin on rend la justice ». Il cite également un survivant des attentats : « J’attends [de ce procès] que ce qui nous est arrivé devienne un récit collectif ». V13 est, d’une certaine manière, la réponse à cette attente. Cet ouvrage ancre dans les mémoires des scènes que l’on aimerait oublier, il pousse à la réflexion sur le traitement judiciaire de l’horreur et il nous interroge sur les fondements mêmes du contrat social.

Marc Hecker

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