Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022).
Dimitri Minic propose une analyse de l’ouvrage d’Anne de Tinguy, Le géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine (Perrin, 2022, 496 pages).

Premier plan : couverture du livre "Le géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine" d'Anne Tinguy, représentant un clocher de la cathédrale Saint-Basile de Moscou à l'envers.
Arrière-plan : photographie d'une ville en Russie, architecture moderne, pont, hauts immeubles, grand parc verdoyant.

Dans son nouveau livre consacré à la politique de puissance russe, Anne de Tinguy analyse l’ambivalence historique d’une Russie aspirant à la grandeur, mais contrainte par son retard économique et technologique sur l’Occident. Cet ouvrage n’est pas une énième somme sur la politique étrangère russe : l’auteur propose une approche plus originale et transversale, à travers l’examen de la boîte à outils et de la stratégie déployées par Moscou, de la période soviétique à l’invasion de l’Ukraine en 2022.

Anne de Tinguy retrace les moments, la chronologie et les soubassements de la stratégie de puissance de la Russie. Son obsession de la grandeur – poursuivie en dépit des faiblesses, et même au détriment des fondements de la puissance (pourtant nombreux) – en ressort clairement, en dépit de la diversité des époques et de la profondeur des changements politiques internes. C’est dans l’adversité (notamment contre l’Occident) que résident la « voie de la grandeur », la capacité de la Russie à « affirmer son indépendance » et à s’« imposer sur la scène internationale ». L’auteur mène en outre une analyse méthodique des outils de la politique extérieure russe (diplomatie, facteur militaire, économie, soft power, diplomatie culturelle) qui permet de mesurer leur efficacité et d’en tirer des enseignements importants.

Ainsi Anne de Tinguy qualifie-t‑elle le soft power russe de « négatif » : s’il est question d’améliorer l’image de la Russie, il s’agit aussi d’« affaiblir », de « déstabiliser » et de « diviser » l’adversaire. Le « recours à la force » et la chronologie de son emploi ont cependant été définis et interprétés de manière discutable : les années 2000 ont donné lieu à une profonde théorisation des moyens non militaires et militaires indirects, et non à une prise de conscience que le « facteur militaire est à nouveau un instrument efficace de la vie internationale » – la Russie n’y a jamais renoncé, mais a en revanche beaucoup réfléchi à ses modes d’emploi.

L’analyse que fait Anne de Tinguy de la guerre en Ukraine est très éclairante : il s’agit d’une guerre néo-impériale et de civilisation, nourrie par « l’obsession de la grandeur » de Vladimir Poutine. S’il est tentant d’analyser cette guerre comme une rupture dans la capacité de la Russie à déployer son influence, Anne de Tinguy rappelle qu’« avant même cet évènement, le bilan des efforts déployés apparaissait mitigé ». Il aurait néanmoins été intéressant d’approfondir l’analyse de la stratégie ukrainienne de Moscou dans la période 2021-2022 : la pratique stratégique, ses erreurs et ses imprévus peuvent créer des ruptures politiques et provoquer ce à quoi l’« obsession de la grandeur » ne menait pas nécessairement. On peut enfin regretter l’absence, dans la bibliographie, des historiennes de la Russie Marie-Pierre Rey et Françoise Thom, qui ont apporté une contribution essentielle à la compréhension de questions examinées dans cet ouvrage.
Ce qui n’enlève rien à sa valeur : il est à la fois indispensable aux étudiants et important pour la réflexion des experts. Anne de Tinguy conclut par une question cruciale pour l’avenir : « La résistance des Ukrainiens amènera-t‑elle la Russie à […] faire sienne l’idée que la “politique étrangère commence à la maison” ? ».

Dimitri Minic

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