Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2023 de Politique étrangère (n° 1/2023). Maxime Lefebvre propose une analyse de l’ouvrage de Laurent Warlouzet, Europe contre Europe (CNRS Éditions, 2022, 496 pages).

Photographie d'arrière-plan : drapeau de l'Europe par Christian Lue.

C’est une somme encyclopédique sur l’histoire de la construction européenne que nous livre Laurent Warlouzet, professeur à Sorbonne Université. Il s’appuie à la fois sur un vrai travail sur les archives et sur une abondante bibliographie, en adoptant une véritable analyse d’ensemble européenne.

Au-delà de nombre de détails qui corrigeront parfois quelques idées reçues (Mme Thatcher n’a, par exemple, pas été tout de suite l’ultralibérale qu’on connaît, la France de Mitterrand n’a pas toujours soutenu les ambitions sociales de la Commission Delors…), la principale originalité de l’ouvrage, comme l’indique son titre, est d’appliquer une grille d’analyse à trois axes : la libéralisation par le marché, les politiques sociales et de solidarité, et la puissance que l’auteur résume au « néomercantilisme ». On n’est pas très éloigné du triptyque de Jacques Delors, que l’auteur ne cite pas : « La compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. »

L’historien Laurent Warlouzet ne fait pas de théorie, même s’il prend soin de distinguer les politiques économiques de types « social », « néomercantiliste », « libéral » et « ultralibéral ». Il montre surtout qu’en pratique la construction européenne affirme la complémentarité entre ces différentes tendances, et que l’équilibre a varié dans le temps. La dimension de marché a été centrale (le marché commun, puis unique), mais toujours accompagnée de préoccupations sociales, qui ont buté sur de nombreux obstacles. La dimension néomercantiliste a été prononcée dans les années 1970, avant de reculer devant la pression des gouvernements libéraux et ultralibéraux, et de réapparaître aujourd’hui, sans avoir vraiment abouti à l’émergence de champions européens – Airbus illustre une exception bien plus qu’une règle.

Ce qui se dégage également ici, c’est l’importance fondamentale des personnalités placées à la tête de l’Union : membres de la Commission européenne et dirigeants nationaux, qui sont force d’impulsion mais aussi de freinage. Citons le traditionnel moteur franco-allemand, mais aussi le commissaire Vredeling (dont le projet de directive sur la consultation des travailleurs, en 1980, n’a pu aboutir), la Commission Delors (1985-1994) qui a constamment veillé à l’accompagnement social du marché unique, la Commission Barroso (2004-2014) qui a au contraire cédé aux sirènes libérales, ou les commissaires à la concurrence Brittan (dans un sens ultralibéral) et Vestager (dans un sens plus social). Les États nations n’apparaissent pas monolithiques, l’Allemagne étant notamment tiraillée entre des intérêts divergents, et d’autres acteurs jouant un rôle clé (Cour de justice, Parlement européen, syndicats, patronat, ONG).

On se demandera s’il est pertinent de ranger dans la même catégorie « sociale » la Politique agricole commune, le relèvement des normes sociales européennes, la politique redistributive de cohésion au profit des États moins riches et les questions environnementales. On peut se demander surtout si l’approche « néomercantiliste », économique et industrielle, épuise la dimension de la puissance, tant l’auteur fait l’impasse sur les questions de diplomatie et de défense, et plus largement de sécurité, qui constituent pourtant un champ majeur de la construction européenne (l’autonomie stratégique, par exemple, est absente de la réflexion).

Cet ouvrage n’en est pas moins une contribution remarquable, précise, utile et sérieuse à la connaissance de la construction européenne.

Maxime Lefebvre

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