Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2023 de Politique étrangère (n° 2/2023). Frédéric Charillon propose une analyse de l’ouvrage de Yann Richard, Le grand Satan, le shah et l’imam. Les relations Iran / États-Unis jusqu’à la révolution de 1979 (CNRS Éditions, 2022, 456 pages).

Photograhie d'arrière-plan par Hessam Nabavi  (Unsplash)représentant une vue à travers une clôture à Téhéran, Iran. Au premier plan, couverture du livre "Le Grand Satan, le shah et l'imam".

L’Iran et les États-Unis étaient de proches alliés, avant que ne survienne la Révolution islamique de 1979 qui porta l’ayatollah Khomeiny au pouvoir. L’Amérique devint alors, aux yeux de Téhéran, le Grand Satan. L’évolution de la relation américano-persane est pourtant complexe, marquée de demi-teintes et d’hésitations nombreuses, y compris du temps de Mohammad Reza Pahlavi, dernier Shah d’Iran (1941-1979). C’est cette histoire aux multiples rebondissements que reprend, et documente abondamment, Yann Richard, spécialiste reconnu de l’Iran et de l’islam chiite.

L’auteur, qui nous rappelle d’abord la période des missionnaires occidentaux en Perse, du XVIe au XVIIIe siècles, puis la compétition sans merci que se livrent les États-Unis et l’URSS pour affirmer leur influence sur l’Iran au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, décortique plusieurs épisodes clés. Le renversement de Mossadegh en 1953 bien sûr, au cours duquel le rôle de Washington, s’il est avéré, reste toutefois ambigu et fait l’objet de nombreuses versions. Le pacte de Bagdad (1955), l’échec d’Ali Amini (Premier ministre en 1961-1962), la négociation d’un statut particulier et protecteur pour les nombreux militaires américains stationnés en Iran et l’approbation en 1964 de leur immunité diplomatique, constituent autant de jalons dont saura profiter Khomeiny.

Ses discours enflamment les foules à partir des années 1960 (et notamment son discours à Qom en 1964 – reproduit intégralement dans l’ouvrage –, à la suite du statut accordé aux militaires américains), élargissant le spectre de la lutte à l’image d’un Iran et d’un monde musulman humiliés par l’arrogance occidentale et assujettis à sa culture. On connaît la suite. Il y eut, bien sûr, les tergiversations de l’administration Carter, le départ du Shah, la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran et la gestion de l’exil du Shah en fin de vie. L’ouvrage s’arrête à cette Révolution et, même si d’autres travaux ont largement exploré la relation ultérieure entre Washington et Téhéran, jusqu’aux négociations toujours en cours sur le nucléaire ; on ne peut s’empêcher d’espérer une suite à ce volume pour avoir, une fois de plus, le regard de Yann Richard.

Car ses enseignements sont nombreux. Le travail est précis, dense, extrêmement documenté et intègre plus largement que d’autres (cités dans un état de l’art précieux) le point de vue iranien. On y redécouvre la centralité de la concurrence entre les deux puissances de la guerre froide (l’URSS est frontalière de l’Iran), les non-dits et méfiances américaines à l’égard d’un Shah que l’on considère comme un allié fidèle mais autocratique, parfois vu comme psychologiquement faible, et dangereusement obsédé par l’acquisition d’armements sophistiqués au détriment des réformes demandées par la population. On constate également la différence d’approche entre les Démocrates américains, méfiants à l’égard d’une dérive autoritaire, et les Républicains (le tandem Nixon-Kissinger voit d’abord l’allié). Beaucoup d’autres nuances indispensables à la compréhension parsèment ce livre complet, dont l’appareil bibliographique, la chronologie et les index sont par ailleurs fort utiles.

Frédéric Charillon

>> S’abonner à Politique étrangère <<