Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2023 de Politique étrangère (n° 2/2023). Anne-Clémentine Larroque propose une analyse de l’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler, Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête (Odile Jacob, 2023, 416 pages).
Le frérisme ne se réduit pas à la Confrérie, il est « un système d’action, doté indissociablement d’une vision du monde, d’une identité collective, d’un plan […] il est un mouvement politico-socio-religieux ». Très densément documentée, l’enquête ici proposée se compose de dix chapitres guidant le lecteur depuis les objectifs historiques de la Confrérie et les écoles de pensée qui l’ont enrichie, jusqu’aux ressorts actuels de sa projection en Europe, devenue « Euro-islam des Frères ». L’auteur décrypte les instances qui l’ont structurée, organisationnelles et humaines, mais aussi les dissensions qui l’ont traversée au gré du temps, et les relations d’influence qu’elle entretient avec d’autres mouvances identitaires émergentes.
Le frérisme constitue une ramification de la Confrérie née en 1928. À cet égard, le contexte crucial de l’émergence des années 1920 est très justement évalué : en présentant la fin symbolique du modèle califal, en soulignant la dimension centrale des narratifs idéologiques bâtis contre l’Europe, en nommant la Confrérie comme « premier mouvement décolonial ». Si cet aspect est évalué au prisme d’une époque où le décolonialisme demeure un objet de recherche très en vogue, la formule souligne la jointure entre l’islamisme et le combat contre l’Occident. La Confrérie s’invite comme proposition de rattrapage historique des blessures ressenties dans le dâr-al-islam, d’où son caractère « revivaliste », justement relevé ici.
Par ailleurs, Florence Bergeaud-Blackler révèle l’existence en Europe de deux documents inédits de planifications de la Confrérie, l’un daté de 1979 émis à Lugano, et l’autre quadriennal (2008-2011) découvert en Allemagne. L’Euro-islam des FM aurait donc investi l’Europe occidentale par la France – où l’Union des organisations islamiques de France naît en 1983 –, le Royaume-Uni, la Suisse et l’Allemagne, puis des institutions transnationales au nom bien européen à l’instar des Instituts européens de sciences humaines – le dernier créé à Strasbourg en 2018 ne figure pas dans le livre –, ou le Fémyso, branche des jeunes FM, dérivé de la structure européenne officielle des Frères, le FOIE, créée en 1989. L’islamisation de la connaissance serait donc en marche, y compris pour les femmes – les Sœurs musulmanes – et les « petits muslims ».
Par le croisement des réseaux identitaristes d’Europe, l’anthropologue française parvient à présenter un panorama dont le réseau frériste constitue le centre, bordé sur sa gauche d’alliés favorables au décolonialisme indigéniste, au post-islamisme, et soutenu à droite par le salafo-frérisme. Enfin, en montrant l’importance d’un soft power européen consensuel qui s’intrique à la lutte contre l’islamophobie, elle éclaire une certaine bienveillance à l’égard du frérisme d’institutions comme le Conseil de l’Europe.
À l’aune de la recrudescence des dérives narratives au nom de l’identitarisme, la légitimité de l’immense travail de Florence Bergeaud-Blackler s’impose aujourd’hui aux attaques et menaces d’individus ne concédant aucune considération au travail scientifique critique. La démarche demeure critique, sans conteste, tout au long de l’ouvrage, n’hésitant pas à cibler les ex-frères et les ambiguïtés de certains chercheurs et institutions.
Anne-Clémentine Larroque
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