Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Benoît Joulia propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Grosser, L’autre guerre froide ? La confrontation États-Unis/Chine (CNRS Éditions, 2023, 392 pages).
Dans un ouvrage d’une grande érudition, Pierre Grosser critique la dimension performative des discours annonçant l’éclatement inéluctable d’une guerre États-Unis/Chine. Sur le temps long, il rappelle que l’opposition sino-américaine fut déjà une composante majeure de la guerre froide. Particulièrement marqué de 1946 à 1979, l’antagonisme s’est transformé en une « apparente lune de miel » de 1980 à 2007, grâce à l’ouverture économique d’une Chine s’efforçant alors de faire « profil bas », et à la certitude américaine que cette ouverture conduirait à la démocratisation. La période 2007-2013 marque une première rupture : forte de sa richesse nouvelle et de l’affaiblissement d’une Amérique frappée par les crises, la Chine étend ses « prétentions stratégiques », son « assertivité géopolitique » s’accroît, tandis qu’elle déploie un narratif contestant la supériorité et l’universalité des valeurs occidentales, aggravant par là « l’anxiété géopolitique » des États-Unis. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 marque une nouvelle rupture, avec la fin de l’« ascension pacifique ». L’élection de Donald Trump en 2016, puis la guerre commerciale et technologique initiée à partir de 2018 ont depuis accéléré le retour de la « compétition entre grandes puissances ».
Mais cet « antagonisme conflictuel », qui ne cesse de s’élargir aux espaces communs (air, mer, numérique, espace extra-atmosphérique) et multiplie les zones grises entre les deux géants, ne rend pas la guerre inévitable pour l’auteur, qui interroge la pertinence des analogies historiques. Le monde est‑il vraiment, comme en 1914, à la veille d’un conflit mondial nourri par le choc des impérialismes, par une situation de « piège de Thucydide » (concept contesté par l’auteur) entre une Chine puissance montante et des États-Unis puissance établie mais déclinante, par le jeu des alliances, et déclenché par un nouveau « Sarajevo » ? Ne ressemble-t‑il pas plutôt au monde des années 1930, du fait des guerres économiques qui se développent et d’un durcissement des régimes, en Occident et ailleurs ? Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle guerre froide, comme après la Seconde Guerre mondiale ? Si chaque comparaison a son intérêt interprétatif, l’auteur rappelle qu’on ne peut en exagérer la portée.
Pour lui, trois principaux scénarios se dégagent aujourd’hui. D’abord celui d’un affrontement armé direct sur le modèle des guerres mondiales. Pierre Grosser considère ce scénario « possible mais peu probable », en raison du rôle de la dissuasion nucléaire, du « déclin des idéologies guerrières », de l’imbrication des chaînes de valeur ou encore de la « paix gériatrique », conséquence du vieillissement des populations. Ensuite, celui – « peu probable mais possible » selon l’auteur – d’un affrontement marqué par des guerres indirectes ou localisées (autour de Taïwan par exemple) – scénario peu probable car la Chine comme les États-Unis craignent de perdre alliés et crédibilité. Enfin, celui que l’auteur estime non seulement « possible mais probable », d’une rivalité longue pour l’hégémonie sur le modèle de la guerre froide mais ne débordant pas dans le Sud. Ce troisième scénario a même probablement déjà commencé et tend à faire émerger un monde structuré par deux blocs géopolitiques antagonistes, fondés sur des écosystèmes idéologique, militaire, économique, technologique, normatif ou encore monétaire distincts.
Benoît Joulia
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