Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Frédéric Charillon propose une analyse de l’ouvrage de Luis Martinez, L’Afrique, le prochain califat ? La spectaculaire expansion du djihadisme (Tallandier, 2023, 240 pages).
Avantage du dernier livre de Luis Martinez consacré au djihadisme en Afrique : il s’imposera très probablement comme l’une des références en la matière. Inconvénient : son diagnostic n’est pas très bon pour le moral… Le tableau est sombre et émane d’un auteur dont l’expertise est largement reconnue comme fiable. Il n’exprime pas uniquement des opinions personnelles, mais les résultats d’années de recherche empirique au plus près des acteurs africains, notamment comme observateur pour l’Union européenne. Il convient donc de l’écouter. Que nous dit‑il ?
D’abord que le djihadisme comme entreprise de violence gagne incontestablement du terrain sur le continent africain. Le travail repart du cas malien, de celui de Boko Haram et de l’État islamique, mais donne une perspective historique au djihadisme en Afrique.
L’ouvrage met particulièrement en lumière le rôle d’une combinaison de variables structurelles (ancienneté de la trajectoire régionale djihadiste, pauvreté, mauvaise gouvernance et faillite des États locaux) et conjoncturelles (conflits armés, succès d’entrepreneurs de violence dans la diffusion d’une lecture religieuse radicale souvent initiée depuis le Golfe). Ces combinaisons sont mal appréhendées par les puissances occidentales dans leur approche sécuritaire, cette dernière les empêchant de prendre toute la mesure du travail de sape des groupes djihadistes dans les territoires qu’ils contrôlent, ou de l’écosystème ainsi créé dans la durée pour remplir des fonctions sociales – surtout dans des zones abandonnées par l’État où les moins de 15 ans représentent la moitié de la population. À cet égard, la bataille djihadiste contre l’école et l’éducation est particulièrement centrale. Le projet politique venu d’Occident (en particulier de l’ancienne puissance coloniale française) y apparaît désormais caduc.
Que peuvent faire les régimes africains pour éviter l’effondrement ? La solution passe-t‑elle par des accords locaux et un dialogue avec certains groupes ? L’exemple du Niger permettait d’en avoir une illustration jusqu’au coup d’État de l’été 2023. En revanche, l’approche occidentale, trop sécuritaire, doit être revue, notamment sur l’aide au développement et la question migratoire. La Russie et la Chine feront‑elles mieux ? On peut en douter.
Ce travail nous amène à poser de nombreuses questions qui fâchent. Le rejet de la France est‑il d’abord le rejet d’une réponse militaire à la situation africaine en coopération étroite avec des régimes par ailleurs discrédités ? C’est probable. Peut‑on encore exiger de l’Afrique qu’elle « comprenne » les priorités occidentales (comme la guerre en Ukraine), alors même que l’Occident ne comprend pas les siennes ? Assurément non. L’Union européenne déploie-t‑elle intelligemment ses ressources pour aider l’Afrique, avec son arsenal pointilleux d’exigences qui ne tiennent pas compte des réalités locales ? Elle a souvent fait fausse route, parfois gravement…
L’auteur nous convainc de l’urgente centralité du monde « décentré », et fait la démonstration que l’aggiornamento de nos analyses est nécessaire.
Frédéric Charillon
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