Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Jean-Luc Racine propose une analyse de l’ouvrage de Timor Sharan, Inside Afghanistan: Political Networks, Informal Order, and State Disruption (Routledge, 2023, 352 pages).

L’idée-force de l’ouvrage tient en un constat : « Quand tout le reste échoue, la waseta fonctionne. » La waseta ? C’est-à-dire les réseaux que vous pouvez activer ou que quelqu’un peut activer pour vous, et son corollaire, l’andewali, cette relation entre amis ou collègues partageant des responsabilités : « Une clé pour survivre dans le système. » Ainsi, « andewali et waseta constituent deux importants aspects de la gouvernance et de l’État dans l’Afghanistan post-2001 : le poids des politiques informelles et le rôle central des réseaux politiques endogènes ».

Il faut aller « sous le vernis des institutions formelles […] pour comprendre comment est gouverné l’Afghanistan », le jeu entre réseaux politiques informels se nourrissant de « pratiques quotidiennes de course à la rente, de coercition, d’illégalité et d’instrumentalisation des identités ethniques ». Bref, une politique d’« hommes forts » – les anciens seigneurs de la guerre, les warlords, en étant des figures emblématiques mais non uniques – et de patronage entre hommes forts et clients dépendants.

Deux chapitres s’attachent à la genèse de ces réseaux lors des années de lutte contre les Soviétiques, et à leur évolution. Suit l’épisode capital de la conférence internationale de Bonn qui cherche, après la chute des talibans en 2001, à reconstruire l’État afghan mais l’établit sur des fondations défectueuses. Un État qu’est censé consolider l’élection présidentielle de 2004. Suivent l’examen des disruptions qui ont marqué le « gouvernement d’union nationale », et des biais qui ont entaché les consultations électorales – en particulier les présidentielles de 2019 opposant Ashraf Ghani à Abdullah Abdullah, marquées par les manipulations identitaires et les marchandages. Inévitablement, le Parlement subit les mêmes effets du système : l’auteur le définit comme la « grande place du marché », où se déploie le jeu des réseaux, des alliances de circonstance, des marchandages…

L’avant-dernier chapitre porte sur l’un des carburants majeurs qui ont fait tourner ce système : les financements internationaux, qui ont porté à bout de bras le régime mais selon des modalités favorisant la rente et la corruption – exemples à l’appui, tels ceux de la Kabul Bank ou des industries extractives. Les financements des insurgés talibans sont aussi analysés. Le dernier chapitre est, comme il se doit, consacré à l’« effondrement spectaculaire » du régime et au départ calamiteux des troupes américaines en août 2021. L’auteur assigne à ce désastre deux causes majeures : « la faillite collective, politique et morale, des élites afghanes », et l’accord signé entre les États-Unis et les talibans à Doha en février 2020 : une « trahison ».

Cet argumentaire pourrait faire penser à un pamphlet : il n’en est rien. La qualité de l’ouvrage de Timor Sharan tient à son approche précise, analytique, d’observateur et de participant. L’étude est très dense, argumentée, riche de centaines de références et d’une bibliographie qui dépasse les 600 titres. Inside Afghanistan n’est pas un titre anodin, mais une plongée cruelle et documentée dans ce qui fut un double échec, national et international, de reconstruction d’un État secoué par des décennies de guerre et de conflits.

Jean-Luc Racine

>> S’abonner à Politique étrangère <<