Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Frédéric Ramel propose une analyse de l’ouvrage de Paul Tucker, Global Discord: Values and Power in a Fractured World Order (Princeton University Press, 2022, 552 pages).
À la charnière de l’économie politique internationale et de la théorie normative, nourri d’une immersion de plusieurs décennies dans les institutions financières mondiales, le raisonnement de Paul Tucker se veut ambitieux.
Il propose d’envisager autrement la coopération mondiale dans un des scénarios de l’ordre mondial qu’il identifie, rejetant les trois grandes traditions occidentales – le réalisme de Hobbes, le libéralisme de Kant et le rationalisme de Grotius. L’originalité de sa réflexion réside dans la mobilisation de David Hume (1711-1776) et Bernard Williams (1929-2003) pour élaborer un modèle plus adapté à l’enjeu fondamental de notre temps : quelle politique les démocraties libérales peuvent‑elles adopter à l’égard de superpuissances illibérales ?
Tucker puise chez Hume la recherche des conventions nécessaires à la coordination, mais aussi les effets de la sympathie comme intégration des perspectives d’autrui dans la conduite des agents moraux, y compris entre États. Quant à Williams, il s’appuie sur sa quête de la vie bonne fondée sur la légitimation, réponse à ce qu’il qualifie de « première question politique » : comment garantir la sécurité, l’ordre, la protection, la sûreté, la confiance et les conditions de la coopération ? La légitimation fonctionne comme une « glue ».
Tucker identifie dès lors une pluralité de cercles concentriques de légitimation, du plus large au plus étroit : la coexistence pacifique entre États ne partageant pas les mêmes principes idéologiques (respect minimal et reconnaissance formelle) ; le cercle fin fondé sur les standards minimaux (application du jus cogens et des mesures visant à libérer les individus de la peur) ; le cercle épais (intégration des droits libéraux et acceptation des convergences de structures économiques) ; et le cercle profond (renforcement de la délégation au profit d’institutions tierces codifiant des règles communes, y compris dans le domaine de la justice distributive). Conscient de la superposition de ces cercles avec d’autres conceptions concurrentes, l’auteur examine par exemple le système chinois du tribut.
L’ouvrage sort des sentiers battus, et notamment du célèbre « piège de Thucydide ». Le duel pour la suprématie fondé sur des matrices idéologiques distinctes (absolutisme monarchique vs. monarchie constitutionnelle) entre la France et la Grande-Bretagne à partir de 1688 lui paraît plus adéquat pour penser les relations entre la Chine et les États-Unis.
Plusieurs aspects invitent à la discussion. Le terrain diplomatique d’application relève exclusivement du commerce et de l’économie : quid d’autres domaines, notamment la sécurité ? Plus surprenant, la réflexion sur les affections morales dans laquelle Hume a forgé ses propres outils n’est pas appréhendée de manière conséquente. Tucker ne cherche pas à élaborer une approche des institutions par la sensibilité, et tend à exclure un peu rapidement les conditions de son extension aujourd’hui. Enfin, où est le sens de la Terre dans cette manière d’aborder les relations internationales, les cercles concentriques ne l’évoquant pas vraiment ? Si les liens entre valeurs et intérêts sont essentiels, comment peuvent‑ils aujourd’hui s’abstraire de la biosphère dont l’humain est issu ?
Au-delà de ces interrogations, Global Discord a le mérite d’établir de nouveaux ponts pour penser la gouvernance mondiale, en refusant de négliger les ressources des théories morales.
Frédéric Ramel
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