À la suite du sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en libre accès l’article du numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023) que vous avez choisi d'(é)lire : « Guerre d’Ukraine : où en est l’économie russe ? », écrit par Vladislav Inozemtsev, conseiller spécial pour le Russia Media Studies Project de l’Institut de recherche des médias du Moyen-Orient (MEMRI) et directeur du Centre d’études post-industrielles à Moscou.

Lorsque Vladimir Poutine a donné l’ordre aux troupes russes de se lancer sur l’Ukraine en février 2022, nombre d’experts ont soutenu que l’économie russe allait entrer dans une crise profonde presque immédiatement, sous l’effet des sanctions occidentales, de dépenses militaires en hausse et de l’effondrement de la confiance des entreprises. Pourtant, la situation économique s’est améliorée en 2023, alors même que le rouble s’affaiblissait beaucoup face aux devises majeures et que le budget fédéral plongeait dans le rouge : produit intérieur brut (PIB) et revenus disponibles réels ont dépassé leurs niveaux d’avant-guerre. L’économie russe devrait croître de 2,7 % en 2023 et d’environ 1,1 % en 2024, sa croissance devant s’accélérer un peu en 2025-2026. La production industrielle est en hausse et les prévisions anticipant un épuisement des équipements militaires avant la fin 2022, ou un effondrement de la production pétrolière de 56 % en 2023, semblent désormais erronées.

L’économie russe : facteurs d’une résilience

La place de la Russie dans l’économie mondiale

Le premier facteur explicatif de l’endurance de l’économie russe est l’importance de la Russie dans l’économie mondiale. Même si la Russie peut être vue comme une « station essence qui se fait passer pour un pays », beaucoup de pays ont besoin non seulement de son pétrole mais aussi de nombreux autres produits d’exportation, de ses ressources naturelles et de certains de ses biens de production.

En 2022, les pays occidentaux ont acheté des quantités records d’hydrocarbures russes à des prix extrêmement élevés, offrant à Moscou près de 115 milliards de dollars de recettes d’exportation non anticipées et poussant l’excédent de sa balance courante pour 2022 au niveau inédit de 227,4 milliards de dollars. En 2023, la Chine, l’Inde, la Turquie, Singapour, le Pakistan et nombre d’autres pays ont contribué à l’accroissement de la demande, maintenant le volume des exportations de pétrole russe à un niveau pratiquement inchangé, alors que les recettes, qui avaient chuté de 45 % après l’introduction d’un « plafond de prix », remontaient progressivement. En août 2023, les recettes pétrolières regagnaient presque leurs niveaux de 2022.

Les données récentes suggèrent que les puissances européennes continuent non seulement d’acheter une quantité croissante de produits pétroliers à des pays qui raffinent du pétrole russe – étant eux-mêmes des importateurs nets de pétrole –, mais qu’elles ont aussi commencé (comme récemment l’Allemagne) à effectuer des rachats directs de pétrole brut russe à des pays comme l’Inde, un de ses plus grands importateurs.

Par ailleurs, la Russie demeure l’un des plus gros exportateurs au monde de charbon, de métaux, de céréales et d’engrais, produits dont les marchés internationaux ont cruellement besoin. En dépit des restrictions, la Russie a exporté 59 millions de tonnes de céréales entre juillet 2022 et juin 2023, et elle devrait en exporter 61 millions de tonnes à la saison prochaine. Les expéditions d’engrais, qui ont baissé de 38 à 32 millions de tonnes entre 2021 et 2022, vont atteindre cette année de nouveaux sommets historiques. Marché important pour les biens manufacturés, la Russie a également réussi à remplacer les produits de haute technologie et de consommation occidentaux en achetant en Chine ou dans d’autres pays asiatiques, tout en combinant ces approvisionnements avec des importations non autorisées de produits occidentaux via différents intermédiaires comme la Turquie…

Les sanctions financières elles-mêmes n’ont eu qu’un impact limité sur l’économie russe : le montant des actifs gelés de la Banque centrale de la Fédération de Russie (estimé à près de 300 milliards de dollars) était comparable à l’excédent commercial de la Russie pour 2022. Par ailleurs, le yuan s’est substitué au dollar et à l’euro pour servir le commerce extérieur russe. En bref, l’économie russe a bien survécu, dès lors que la tentative visant à la dissocier des marchés internationaux a échoué, fondée qu’elle était sur l’hypothèse irréaliste selon laquelle quelques puissances seulement pourraient imposer des sanctions universelles à une grande économie.

Le dynamisme des entreprises

Deuxième erreur d’analyse : l’idée que l’économie russe serait entièrement contrôlée par des entreprises d’État. Nombre d’experts se sont concentrés sur Gazprom, Rosneft, les Chemins de fer russes ou un système bancaire dominé par Sberbank, VTB et d’autres institutions financières publiques. Derrière cette façade, et selon le service fédéral des impôts, la Russie comptait au début de la guerre 3,2 millions d’entreprises privées et 3,6 millions d’entrepreneurs individuels. Les géants appartenant à l’État se sont comportés de façon irresponsable (Gazprom a ainsi tenté de peser sur ses clients européens, pour voir sa production chuter d’environ 20 % en 2022). Mais les entreprises et entrepreneurs individuels n’avaient d’autre option de survie que la réduction de leurs coûts, la restructuration de leur main-d’œuvre, la recherche de nouveaux fournisseurs, bref une bataille désespérée pour conserver leurs parts du marché.

Le gouvernement a introduit une interdiction de déclaration de faillite de la part des créanciers dès le 1er avril 2022, faisant ainsi chuter leur nombre de 14 % en 2022, mais ce chiffre a de nouveau baissé de 40 % au premier semestre de l’année fiscale 2023 après la levée de l’interdiction. Et l’année 2022 doit être marquée d’une pierre blanche quant à l’enregistrement de nouvelles entreprises et d’entreprises individuelles, une hausse concernant tous les secteurs économiques. Au premier trimestre 2023, l’augmentation nette du nombre d’entreprises commerciales enregistrées a dépassé la barre des 50 000, le nombre d’entrepreneurs individuels de moins de 35 ans augmentant de 40 %.

Les entreprises privées russes ont échappé aux sanctions, mis en place de nouveaux partenariats à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et continué à soutenir l’emploi tout au long de la crise. En payant des impôts ordinaires et « d’urgence », elles ont comblé les déficits créés par la baisse des revenus pétroliers et ont ainsi largement empêché le ralentissement de l’économie. Grâce au remboursement régulier de leurs dettes, elles ont augmenté les bénéfices du secteur bancaire russe qui ont atteint un taux record en 2023. Le Kremlin a donc été protégé, dans sa lutte contre l’Occident, par des entreprises privées russes tournées vers les consommateurs, considérées comme pro-libérales et anti-Poutine par les « libéraux » russes.

Le poids de la population

Dernier facteur déterminant de la stabilité de la Russie : l’ambivalence de la population russe, qui a ignoré en masse les difficultés économiques annoncées. En 2022, le revenu réel disponible a baissé de 1 %, alors que les prix augmentaient de 11,9 % (selon les chiffres officiels, même si 65 % des Russes ont signalé une baisse significative de leur bien-être, et jusqu’à 73 % pour les plus démunis). La population des grandes villes a été la plus durement touchée, mais cette dernière n’a jamais été composée d’ardents défenseurs de Poutine et sa base électorale n’a donc été que très peu affectée. Cette population ayant plus de souplesse quant aux opportunités d’emploi, elle a choisi de résoudre ses problèmes par soi-même plutôt que de verser dans la protestation.

La large majorité de la population a rencontré moins de problèmes car moins accoutumée à un mode de vie moderne, alors que la propagande attribuait les difficultés à l’« agression occidentale » contre la Russie. Le peuple russe n’a connu aucune amélioration de son bien-être depuis 2014 : le simple fait que les conditions de vie soient à peu près restées identiques a donc été perçu comme un signe encourageant autorisant quelque optimisme. Les dix années qui se sont écoulées depuis l’annexion de la Crimée ont changé l’esprit des Russes qui pensent désormais vivre dans une forteresse assiégée, la survie étant l’objectif premier. Nul ne s’attend à ce que la croissance reprenne. Presque aucun des problèmes potentiels ne peut donc déclencher de contestation dans une société russe qui semble ambivalente jusque face aux accusations de corruption à l’intérieur et autour du Kremlin. Enfin, l’économie de guerre et la hausse des dépenses publiques ont généré une hausse significative des revenus disponibles (les salaires réels moyens ont augmenté de 13,3 % en mai 2023 par rapport à l’année précédente et ils ont augmenté de plus de 10 % pour la période de janvier-juillet), susceptible de neutraliser quasiment toutes les préoccupations économiques.

Tendances alarmantes, tendances encourageantes

On peut relever une baisse des recettes des exportations (avoisinant les 33 % au deuxième semestre 2023 par rapport au deuxième semestre 2022), un creusement du déficit budgétaire produit par d’énormes dépenses militaires (il a atteint 2 360 milliards de roubles pour janvier-août 2023 par rapport à un excédent de 292 milliards de roubles enregistré pour la même période en 2022), une dévaluation du rouble (avoisinant les 38 % sur les 12 derniers mois, avec une valeur d’environ 100 roubles pour 1 euro), ainsi qu’un effondrement de plusieurs secteurs d’activité : automobile, transports aériens, activités de loisir…

D’autres signes sont également préoccupants, comme l’endettement des ménages (le ratio de prêts non remboursés par rapport au revenu annuel moyen a dépassé 11 % et le volume des prêts s’élève à 32 000 milliards de roubles [300 milliards d’euros]) ou l’augmentation alarmante de biens immobiliers invendus. À ce jour, entre 55 % et 77 % des appartements neufs dans les villes russes comptant plus d’un million d’habitants demeurent invendus. Il faudrait cinq ans pour les vendre si la demande se maintenait aux niveaux actuels. […]


Accédez à l’article dans son intégralité ici.

Retrouvez le sommaire du numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2023) ici.

>> S’abonner à Politique étrangère <<