Cette note a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Wilhelm Danca, professeur à l’université de Bucarest et membre correspondant de l’Académie roumaine, propose une analyse de trois des œuvres de Thierry de Montbrial, La Pensée et l’Action, Histoire de mon temps et Regards distanciés sur le monde actuel (tomes I et II), publiées respectivement en 2015, 2018 et 2022 à l’Academia Romana.
La maison d’édition de la Fondation nationale pour la science et l’art de l’Académie Roumaine a publié trois volumes signés de Thierry de Montbrial : La Pensée et l’Action en 2015, en 2018 Histoire de mon temps, puis en 2022 Regards distanciés sur le monde actuel en deux tomes. Les trois livres témoignent « du lien culturel et affectif qui, depuis un quart de siècle, unit l’auteur à la Roumanie », et en particulier au professeur Eugen Simion, cofondateur des séminaires « Penser l’Europe », qui introduit chaque volume.
La Pensée et l’Action comprend deux grandes parties. Dans la première section, « Praxéologie » – pour l’auteur : « science de l’action » –, on retrouve l’intégrale de L’Action et le système du monde[1], publié en France en 2002 et traduit en sept langues. Dans cet ouvrage, Thierry de Montbrial « développe une méthode générale à la fois théorique et pratique pour l’analyse des interactions entre unités actives et unités politiques, au-delà des entreprises ou des États […], et pour une meilleure compréhension des notions de bien collectif et de bien public ». Un travail inspiré par des recherches de jeunesse en économie mathématique, et plus encore par des dizaines d’années d’expérience et d’observation des relations internationales, au Centre d’analyse et de prévision du ministère français des Affaires étrangères, comme fondateur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et, plus récemment, de la World Policy Conference. Le texte de 2002 est ici accompagné de sept études offrant des éclairages complémentaires.
La deuxième partie du volume, « Variété » – en hommage à Paul Valéry –, regroupe quatre ensembles relativement homogènes. Le premier traite de questions directement liées à la notion de temps. Avec le deuxième ensemble, « Autour de la France et de l’Europe », on en revient à des réalités terrestres et européennes avec, en onze chapitres, des réflexions sur la géopolitique de la paix. Il s’agit ici essentiellement de la construction européenne : un remarquable laboratoire de gouvernance. On relèvera particulièrement le premier chapitre de ce deuxième ensemble, qui synthétise les vues de l’auteur sur la politique économique de pays développés comme la France. Le troisième ensemble regroupe des portraits de personnalités, pour la plupart françaises et contemporaines. L’auteur souligne l’importance de l’exercice : comme l’a écrit Pascal, la seule chose qui intéresse l’homme, c’est l’homme, et le fil conducteur reste la pensée et l’action, dans leurs dimensions matérielles et spirituelles. Le quatrième ensemble, « Circonstances », regroupe quelques textes clairement en rapport avec le couple pensée-action. Enfin, figurent dans le volume onze transcriptions, à peine retouchées, d’interventions improvisées au fil des ans dans le cadre du séminaire « Penser l’Europe ».
En lisant ce volume, on note avec Eugen Simion que « l’écriture de Thierry de Montbrial est d’une parfaite limpidité. Il évite l’abus de concepts, les jargons spécialisés de ceux qui ayant trop lu ont du mal à se libérer de leurs lectures pour rester seuls avec leurs idées. Thierry de Montbrial rend les choses simples. »
Le deuxième ouvrage est publié dans la collection « Opere fundamentale » sous le titre Histoire de mon temps. Dans son introduction, l’auteur affirme ne pas être un historien professionnel et se considérer comme un think tanker, partie d’une nouvelle catégorie d’analystes (historiens réflexifs) qui visent à influencer les acteurs de l’histoire.
Le thème prioritaire est ici la politique en rapport avec l’histoire de la postmodernité. Ce volume comprend deux parties, d’inégales longueurs. Dans la première partie, « Mémoire du temps présent », publiée en 1996, Thierry de Montbrial démonte les ressorts de la politique internationale du XXe siècle, pour saisir le paysage initial du troisième millénaire. « Trois questions essentielles et interdépendantes sous-tendent ce travail : le monde court-il le risque d’un conflit majeur, mettant aux prises les principales puissances de la planète ? Le sous-développement est-il une fatalité ? L’homme est-il un apprenti sorcier en train de perdre le contrôle des forces qu’il a déchaînées par le progrès de la science et de la technologie ? […] Le XXe siècle laisse en héritage un ensemble de réalisations porteuses d’espérance pour tempérer la folie guerrière des hommes et pour améliorer leurs conditions matérielles. Toutefois, il est encore trop tôt pour attendre d’une organisation collective, si élaborée fût-elle, de rendre tout conflit sanglant impossible, ou d’effacer la misère. »
L’auteur entend identifier dans le passé récent des points de repère susceptibles de réduire le degré d’ignorance de l’avenir, et d’orienter ce que l’on nomme désormais la gouvernance mondiale. D’où l’insistance sur la complémentarité des concepts de sécurité collective et d’équilibre des forces (balance of power) ; ou encore, du point de vue idéologique, sur la nécessité proprement vitale du réalisme, qu’il convient de distinguer soigneusement du cynisme. À cet égard, Thierry de Montbrial se veut en harmonie avec la formule de Jaurès : partir du réel pour aller à l’idéal.
La seconde partie, « Perspectives », comprend 35 chapitres au lieu de 16 dans l’édition originale. Ici revit l’évolution du monde depuis la désagrégation des régimes du pacte de Varsovie. Il s’agit de saisir les évènements et leurs articulations, et surtout de restituer en temps réel la manière dont a évolué la vision des problèmes du monde dans une période de transformation accélérée. Comment est-on passé de l’euphorie consécutive à la chute du mur de Berlin à la sombre humeur du début de ce siècle ?
La méthode est inspirée de Raymond Aron : l’art de l’historien est « de rendre au passé l’incertitude de l’avenir ». Une incertitude qui a au moins deux faces. D’une part, l’historien ne peut jamais éradiquer de sa mémoire les enchaînements postérieurs à la tranche de vie qu’il étudie – sa connaissance ineffaçable teinte immanquablement ses interprétations. D’autre part, les acteurs d’un moment n’ont qu’une connaissance partielle du système dans lequel ils sont insérés. Cette partie de l’ouvrage ne doit pas être vue comme une collection plus ou moins homogène, mais bien comme une unité. Chaque chapitre correspond à une année, à une exception près : l’année 1989, véritablement révolutionnaire, fait l’objet de deux chapitres.
Dans la troisième partie, « Commentaires », on peut lire des réflexions sur l’œuvre et la pensée de Thierry de Montbrial signées de Georges-Henri Soutou, Alain Dejammet ou Siméon Anguélov.
La totalité de l’Histoire de mon temps se rattache à la deuxième partie du volume La Pensée et l’Action, où il est question du temps, de la France et de l’Europe, où sont présentées diverses figures de l’histoire contemporaine, parallèlement à l’explicitation de l’idée de think tank et à la description de quatre générations de think tanks.
Les réflexions des deux premiers ouvrages se poursuivent dans Regards distanciés sur le monde actuel, en deux tomes. Les six parties de ces Regards ont chacune leur avant-propos. Quant au titre de ce troisième volume, Thierry de Montbrial souligne que « pour bien voir un objet complexe, sa forme au sens aristotélicien, il faut le contempler de loin, avec un minimum de détachement ». À la différence de Claude Lévi-Strauss qui recommandait la posture du « regard éloigné », notre auteur préfère le regard « distancié » : il faut tout de même un peu de chaleur humaine… Telle est l’attitude qui l’inspire lorsqu’il se penche sur toute situation actuelle. La distanciation est une condition nécessaire de l’objectivité et de l’intégration des savoirs indispensables à l’intelligence de tout problème complexe.
La première partie s’ouvre par « L’idée de complexité et l’esprit scientifique », essai inspiré par la pensée d’Aristote. Pour Thierry de Montbrial, la pensée du philosophe grec est d’une part étrangère à tout esprit de système, d’autre part toujours animée d’un mouvement que seule la mort était en mesure d’interrompre – ce qui est l’essence même de la complexité. L’auteur affirme qu’« il n’y a pas de science digne de ce nom sans une certaine capacité de prévision datée ». Mais dans les domaines de l’activité scientifique, comme d’ailleurs dans la vie en général, la figure du temps reste prégnante, liée donc à la notion de prévision. L’action et le temps campent ensemble au cœur du problème, et donc également la stratégie et l’incertitude.
Pour avoir une idée du contenu des deux derniers tomes, on restitue ici leurs titres : « La fin d’un monde », puis « Entre l’ancien et le nouveau monde », la troisième partie est une invitation, « Pour combattre les pensées uniques », la quatrième s’intitule « Autour de La Pensée et l’Action », la cinquième « L’entrée dans le XXIe siècle » et la sixième « Vivre le temps des troubles[2] ».
Ces quatre tomes publiés par « Opere fundamentale » réunissent la plupart des écrits d’économie politique, de philosophie de l’histoire ou sur la gouvernance mondiale – hors travaux de théorie économique et journal – de Thierry de Montbrial. Ces écrits se rapportent pour une bonne part à la praxéologie, c’est-à-dire la « science de l’action » ou à la pensée de l’action. En considérant l’importance de la praxéologie dans la pensée de l’auteur, on considère comme encore plus salutaires les introductions d’Eugen Simion, présentant nombre d’explications sur les concepts et thèmes fondamentaux développés au long de ces tomes, notamment sur les notions de praxéologie, complexité, incertitude, unité active, unité politique, prévision, temps dans la philosophie de l’histoire, etc. Les avant-propos de l’auteur lui-même donnent une idée d’ensemble de sa pensée mais, comme il le dit lui-même, « la synthèse reste cependant à faire ».
On se demandera si une telle perspective sur le monde – mathématique, économique, philosophique, praxéologique – s’inscrit dans l’avis d’Emil Cioran, à savoir que toute pensée qui n’a pas de résonance religieuse risque de passer à côté de l’essentiel. À cet égard, Eugen Simion relève que, si Thierry de Montbrial ne fait pas explicitement acte de foi, le thème est récurrent dans tout ce qu’il écrit. En se cherchant, il cherche Dieu. Il cite le dialogue d’un ouvrage inachevé d’André Frossard : à un jeune homme qui demande « Mais, après tout, Dieu existe-t‑il ? », le rabbin répond : « Mon ami, l’essentiel dans le monde, c’est Dieu, qu’il existe ou qu’il n’existe pas. »
Les livres de Thierry de Montbrial nous donnent des arguments pour unir la pensée et l’action, mais aussi pour espérer. L’auteur est persuadé que la force de la raison n’est pas épuisée, et que Dieu ne s’est pas retiré du monde. Il dit : « Je suis de ceux pour qui tout a un sens, et qui sont sensibles au Mystère ». Ces pages aident à continuer à chercher : « Qui cherche trouve, et à qui frappe on ouvrira » (Matthieu 7, 8).
Wilhelm Danca
Professeur à l’université de Bucarest
Membre correspondant de l’Académie roumaine
[1]S. Talozi, A. Altz-Stamm, H. Hussein et P. Reich, « What Constitutes an Equitable Water Share? A Reassessment of Equitable Apportionment in the Jordan–Israel Water Agreement 25 Years Later », Water Policy, vol. 21, no 5, 2019, p. 911-933.
[2]T. de Montbrial, L’Action et le système du monde, Paris, Presses universitaires de France, 2002.
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