Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Sébastien Jean, chercheur associé à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Henry Farrell et Abraham Newman, Underground Empire: How America Weaponized the World Economy (Henry Holt, 2023, 288 pages).
Les centres névralgiques de l’économie mondiale ne sont pas nécessairement des gratte-ciel impressionnants ou des réalisations spectaculaires. C’est même plus souvent dans les arcanes des réseaux internationaux qu’il faut descendre pour les identifier, comme par exemple les centres de stockage de données de Virginie occidentale, une société coopérative de droit belge (SWIFT), ou des brevets des années 1970. Sous la plume d’Henry Farrell et Abraham Newman, leur visite se mue presque en roman d’aventures, tant ces éminents politistes excellent à restituer la marche des institutions et la logique des enchaînements, mais aussi la part individuelle et celle des évènements plus ou moins fortuits qui ont façonné les évolutions récentes de la mondialisation – avec sa dose de frisson.
Le sujet est pourtant on ne peut plus sérieux. C’est l’arsenalisation (weaponization) des interdépendances, selon le terme que ces deux auteurs eux-mêmes ont popularisé dans un article retentissant publié en 2019. L’économie moderne, celle de l’information, de la finance et de la technologie de pointe, se structure en effet en réseaux complexes, qui ont tendance à présenter des goulets d’étranglement (chokepoints), centres névralgiques difficilement contournables ou remplaçables : celui qui est en mesure de les contrôler jouit d’un pouvoir exorbitant de contrôle de l’information et des accès, qu’il est très tentant d’instrumentaliser à des fins politiques.
Or les fondements de l’économie mondialisée moderne datent d’une époque où les États-Unis étaient au faîte de leur puissance technologique et financière, si bien que ce sont eux qui ont aujourd’hui en main l’essentiel de ces leviers, comme la devise internationale de référence, les supports de la finance internationale ou la propriété intellectuelle sur laquelle repose l’économie numérique. Non pas qu’il s’agisse là d’une stratégie brillamment élaborée à l’avance : les auteurs montrent au contraire à quel point c’est une marche presque erratique qui a conduit à cette situation, les responsables américains découvrant petit à petit la puissance des outils à leur disposition, d’autant qu’ils peuvent appuyer leur mise en œuvre sur la puissance de leur appareil de renseignement.
Il reste que leur utilisation s’accélère aujourd’hui au vu et au su de tous, l’application des sanctions financières et restrictions d’investissement ou d’exportation de produits sensibles étant imposée à des entreprises et États du monde entier. Et ces leviers économiques de coercition déclenchent naturellement des réponses sur le même registre, comme le montrent les pratiques chinoises et russes, dans la mesure de leurs possibilités respectives. Si bien que les liens économiques et financiers sont regardés avec une méfiance croissante, comme source de vulnérabilité plutôt que de gains mutuels. « Une spirale de confrontation économique gagne lentement en puissance », préviennent les auteurs, qui menace l’économie mondiale et potentiellement la paix même.
Fruit d’un travail impressionnant de documentation, d’analyse et de mise en cohérence, ce livre propose une lecture agréable, quand elle n’est pas haletante, à tous les publics. Il fournit surtout des clés de compréhension précieuses des évolutions de la mondialisation, qui en font un ouvrage important, et sans doute durablement influent.
Sébastien Jean
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