Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Cédric Tellenne propose une analyse de l’ouvrage de Florian Louis, De la géopolitique en Amérique (Presses universitaires de France, 2023, 448 pages).

Faisant suite à une thèse de doctorat soutenue en 2019, le nouvel ouvrage de l’historien Florian Louis étudie la réception de la géopolitique allemande aux États-Unis entre les années 1920 et 1950. Il restitue des débats passionnés, et souvent venimeux, entre universitaires, jusqu’à l’adoubement de la nouvelle discipline dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et, surtout, de la guerre froide.

Revenant sur la genèse de la géopolitique américaine, Florian Louis déconstruit le récit très répandu d’une éclipse de celle-ci à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, du fait de son détournement idéologique par les nazis. Au contraire, après son apparition au début des années 1920 (New World d’Isaiah Bowman, en 1921), il observe un « abandon du champ d’investigation » jusqu’en 1939, avant une véritable « renaissance » durant la guerre et une postérité féconde après celle-ci : si le terme de geopolitics est moins souvent employé, le paradigme demeure lui très présent. L’influence des Geopolitikers allemands, et tout particulièrement celle de Karl Haushofer – vu comme le cerveau des conquêtes hitlériennes –, est déterminante dans la fixation d’une tradition géopolitique définie par son anti-germanisme. Nicholas Spykman est ainsi combattu comme un « Haushofer américain » pour avoir encouragé une « politique de puissance » en rupture avec l’isolationnisme traditionnel (America’s Strategy in World Politics, 1941).

La publication posthume de sa Géographie de la paix (1944) opère toutefois un renversement majeur. Voulu (et en partie écrit) par ses collègues de Yale, ce court essai réhabilite l’auteur en s’éloignant de son prétendu réalisme cynique pour introduire le concept heuristique de rimland, qui s’inscrit dans la lignée de la pensée du Britannique Halford Mackinder et de son concept de heartland (Eurasie). C’est alors que sonne l’heure de gloire du vieux professeur britannique à la retraite, qui n’en attendait pas tant. Jusqu’alors peu connu, il doit sa notoriété aux Allemands qui auraient instrumentalisé et idéologisé sa pensée (Haushofer reconnaît sa dette intellectuelle à Nuremberg), avant que les Américains ne le redécouvrent et n’inventent leur propre « tradition mackindérienne » – une façon de « dégermaniser » la géopolitique.

Florian Louis dégage un dernier paradoxe. Alors que le discours officiel américain condamne la géopolitique pendant la guerre, du fait de son instrumentalisation par les forces ennemies, les dirigeants politiques cherchent à s’en emparer et les « géopoliticens » peuplent désormais les institutions fédérales, à commencer par la Défense et les services secrets. L’influence des travaux de Spykman se fait sentir sur la pensée du diplomate et politiste George Kennan et, partant, sur la doctrine Truman et sa politique de containment (1947) – une filiation évidente mais difficile à prouver pour l’historien, par manque de sources directes. Les nombreux écrits de George Kennan mériteraient un traitement à part entière, tout comme la période très riche des années 1950-1960, marquée par l’essor de l’école réaliste américaine.

Au terme de ce livre dense et stimulant, on comprend que la géopolitique, à la croisée de la géographie, de la science politique et des relations internationales, remplit désormais une fonction prescriptive au service de la stratégie de puissance des États-Unis.

Cédric Tellenne

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