Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Sébastien Jean, directeur associé de l’Initiative géoéconomie et géofinance de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jack Buffington, Reinventing the Supply Chain: A 21st-Century Covenant with America (Georgetown University Press, 2023, 170 pages).

Ce livre s’ouvre sur le constat navré de la désindustrialisation des États-Unis et des faiblesses et fragilités qui en découlent, révélées notamment par la pandémie de Covid-19. L’économie mondiale est ici considérée au travers de la supply chain, que l’on ose à peine traduire par chaîne d’approvisionnement tant on sent la portée presque incantatoire du terme aux yeux de l’auteur, dont la vie professionnelle est précisément centrée autour de son organisation et de sa gestion. Et celui-ci de déplorer l’évolution de l’économie américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui l’a vue se désindustrialiser progressivement au profit d’autres pays (« les Américains ne veulent plus se salir les mains en fabriquant des produits qui peuvent être produits moins cher dans d’autres pays »), se transformant en pays obsédé par la consommation et la rentabilité financière mais négligeant la production.

C’est une crise existentielle de l’Amérique moderne qui est passée en revue, de la baisse du niveau éducatif au sentiment de déclassement des catégories intermédiaires, en passant par la nostalgie d’une domination matérielle révolue et par le déclin économique des zones rurales.

Sans être originaux, ces constats sont aujourd’hui largement partagés, et déplorés. Il ne s’agit pourtant pas ici d’une plainte pessimiste ou d’une charge revancharde de plus. Ce livre est au contraire un plaidoyer résolument optimiste pour réconcilier les intérêts locaux des « communautés » avec une prospérité partagée, en s’appuyant sur une redéfinition des supply chains et sur la blockchain (que l’on n’ose pas plus traduire) pour fluidifier les échanges et transactions entre particuliers (peer-to-peer). C’est une « nouvelle économie » qui est ainsi envisagée, dans laquelle une technologie décentralisée permettrait de développer des écosystèmes au niveau des communautés, réconciliant une logique d’offre et de demande.

Empruntant largement au jargon du marketing, de la logistique et de la gestion, l’ensemble forme un discours déconcertant. Déplorant une approche trop politique et financiarisée de l’économie, l’auteur semble s’en remettre à la technologie comme à un deus ex machina pour organiser une économie – et finalement une société, même si ce n’est pas exprimé comme tel – répondant mieux aux besoins des individus ; tout en se revendiquant d’une approche d’ingénieur, il se cantonne à une description éthérée dont on peine à saisir la cohérence et les modes de gouvernance, comme si un dogme technologique pouvait se substituer aux mécanismes sociaux et politiques de partage de la valeur et d’organisation de la collectivité.

On est finalement tenté de voir dans ce livre le miroir déformant d’une Amérique déboussolée, saisie par un sentiment d’érosion de son leadership international et de déliquescence de son tissu social, fascinée par la réussite chinoise – donnée en exemple pour mieux souligner ensuite qu’il ne faut pas l’imiter –, et cependant toujours intimement convaincue de la supériorité de son modèle, fût-il dévoyé.

L’optimisme et la confiance dans la technologie ont souvent fait la force des États-Unis, à condition toutefois de ne pas glisser vers la pensée magique. À en juger par cet ouvrage, le risque existe.

Sébastien Jean

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