À la suite du sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en libre accès l’article du numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024) que vous avez choisi d'(é)lire : « L’Afrique, miroir de nos peines ? », écrit par Hervé Gaymard, membre de l’Académie des sciences morales et politiques à l’Institut de France. 

L’Afrique serait-elle devenue le « miroir de nos peines » ? Nos récents déboires au Mali, au Niger et au Burkina Faso, les drapeaux tricolores brûlés devant nos ambassades, avant que certaines d’entre elles ne ferment comme à Niamey, signent-ils l’étape ultime de cette « tragédie française, qui va de la dégradation du capitaine Dreyfus au rembarquement d’Alger », naguère psalmodiée par Guy Dupré ?

Tout semble se conjuguer pour signifier la fin d’une époque : la contestation des interventions extérieures, la remise en cause des bases militaires, les critiques à l’encontre de la zone franc, le scepticisme quant à l’efficacité de l’aide au développement, la frustration pour les étudiants de ne pouvoir obtenir de visas, l’adhésion de certains pays francophones au Commonwealth, la concurrence de la langue anglaise comme langue officielle, le recul des parts de marché détenues par des entreprises françaises – concurrencées autant par nos partenaires européens que par la Chine, l’Inde et la Turquie –, les menées politico-militaires russes, d’abord déployées en Centrafrique et qui essaiment désormais dans l’Alliance des États du Sahel, les violentes critiques à l’encontre de la France qui se multiplient sur les réseaux sociaux, animés par d’habiles manipulateurs, souvent eux-mêmes manipulés par les services russes de désinformation, dans laquelle ils excellent de longue date.

Le chagrin est d’autant plus douloureux pour nous autres Français que nous avons toujours eu besoin d’être aimés. Rien de tel pour les Britanniques, qui ont cultivé « le plaisir aristocratique de déplaire » au sens de Montherlant et qui ont mentalement quitté l’Afrique sans se retourner – ou presque. La France, et c’est peut-être aussi pour cela qu’on l’aime, a toujours été encombrée d’un sentimentalisme consubstantiel à une expansion coloniale qui ne s’est jamais résumée à des mobiles mercantilistes, économiques et militaires.

Depuis Jean-Baptiste Belley, né à Gorée au Sénégal puis député de Saint-Domingue de 1793 à 1799, il y eut des parlementaires noirs dans les régimes républicains, timidement sous la IIIe République, en plus grand nombre sous la IVe République, dont la Constitution avait également créé l’Assemblée de l’Union française, bien oubliée aujourd’hui. Plusieurs d’entre eux siégèrent au gouvernement, ce qui explique aussi un lien très fort, des décennies durant, entre les personnels politiques français et africains. N’oublions pas non plus que la France libre fut africaine et Brazzaville sa capitale d’octobre 1940 à 1943, entre Londres et Alger. Elle serait restée dans l’éther d’un verbe émouvant et sans écho si l’Afrique-Équatoriale française ne s’était ralliée à De Gaulle dès le 26 août 1940, sous l’impulsion du Guyanais Félix Éboué, gouverneur du Tchad. C’est du Tchad que s’ébranla Leclerc vers Koufra, avec Strasbourg pour objectif.

Il ne s’agit pas de cultiver la nostalgie, de se complaire dans l’histoire pour refuser d’envisager l’avenir, mais de rappeler le lien particulier entre la France et l’Afrique. Concluant son évocation des décolonisations africaines dans ses Mémoires d’espoir, Charles de Gaulle trace cette étonnante mise en abyme, quasi psychanalytique, rarement relevée : « En raison de leur rattachement prolongé et de l’attrait que les anges et les démons de la France exerçaient sur eux, comme sur tous ceux qui s’en sont approchés, ils inclinaient à conserver d’étroits rapports avec nous. »

Anges et démons. Il est vain et dangereux de ne retenir qu’une vision irénique, ou au contraire diabolisatrice, de la période coloniale et post-coloniale. Mais le chemin de raison ne peut hélas être emprunté aujourd’hui sans difficultés. En Afrique, une jeunesse majoritaire, influencée par les réseaux sociaux où se déverse une propagande néo-souverainiste et souvent racialiste – bien éloignée du panafricanisme de Lumumba ou Nkrumah, qui était un humanisme –, désigne la France comme bouc émissaire idéal, symbole d’un Occident honni où l’on aspire pourtant à vivre : ce n’est pas à Moscou, ni à Pékin ou Ankara que l’on souhaite émigrer, mais en Europe ou en Amérique du Nord. La France est aussi souvent considérée comme la protectrice de régimes corrompus et détestés. En Europe, l’Afrique suscite le désintérêt ou la crainte des inévitables vagues migratoires. Et certaines « élites » intellectuelles autoproclamées, contaminées par la « pensée décoloniale » venue d’outre-Atlantique, cultivent une perpétuelle repentance sur laquelle rien de durable ne peut être construit.

Tout chagrin doit être surmonté. C’est le propre d’une grande nation que d’être capable de le faire. Certaines, comme le Danemark après la guerre des Duchés contre la Prusse, ou l’Espagne après la guerre de 1898 contre les États-Unis, renoncent de fait, à défaut de l’assumer, à mener une véritable politique extérieure. Cela ne fut jamais le cas de la France, ni après ses défaites de 1814-1815, de 1870 et de 1940, ni après 1958 à l’issue de lancinantes guerres coloniales. La France n’est pas elle-même sans une politique étrangère claire et autonome. Une telle politique ne peut être menée qu’à la triple condition de savoir déterminer l’intérêt national ; d’en avoir les moyens – c’est-à-dire la puissance économique, démographique et la cohésion nationale, loin d’être atteintes aujourd’hui ; et de proportionner ses objectifs à ses moyens, c’est-à-dire se défier des illusions, dont le déclamatoire peut le disputer au pathétique. […]

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