Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Mathilde Velliet, chercheuse au Centre géopolitique des technologies de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Anu Bradford, Digital Empires: The Global Battle to Regulate Technology (Oxford University Press, 2023, 608 pages).

Anu Bradford publie un ouvrage ambitieux sur les rivalités régulatrices au cœur de la « bataille pour l’âme de l’économie numérique », étudiant les trois « empires numériques » dominants : les États-Unis, l’Union européenne (UE) et la Chine. Ces puissances économiques, technologiques et régulatrices ont chacune un modèle de gouvernance, qu’elles tentent d’exporter. Afin d’analyser ces dynamiques d’empire et leurs conséquences, Anu Bradford organise son propos en trois parties. La première détaille les trois empires et leurs modèles de gouvernance, basés sur des théories différentes de la relation entre les marchés, l’État, et les droits individuels et collectifs – le modèle réglementaire américain axé sur le marché, le modèle réglementaire chinois piloté par l’État, le modèle réglementaire européen fondé sur les droits. La deuxième section analyse les collisions entre ces trois modèles sur le plan international ; la troisième partie étant dédiée à leurs stratégies pour étendre leur sphère d’influence.

Le premier présenté est le modèle américain, axé sur le marché, qui a fourni la base de l’économie numérique actuelle. Celui-ci limite le rôle du gouvernement et est centré sur la protection de la liberté d’expression et d’innovation. Bradford détaille les origines idéologiques techno-libertariennes et techno-optimistes du modèle, explicitant, à l’aide d’exemples précis et de références aux sources primaires des années 1990-2000, les arguments qui l’ont construit. Grâce à son expertise juridique, elle analyse les grandes lois, les statuts et décisions de justice qui ont codifié les principes du modèle américain, spécifiant le rôle des trois branches du gouvernement (Congrès, juridique et exécutif). Le modèle américain n’est cependant pas absolutiste dans ses engagements en faveur du marché, puisqu’il s’accommode de l’intervention de l’État (sous la forme d’une politique industrielle ou de restrictions technologiques) lorsqu’elle est jugée nécessaire pour des objectifs de sécurité nationale ou de progrès technologique. C’est particulièrement le cas dans la compétition face à la Chine, qui incite paradoxalement les États-Unis à « out-China China » : à répondre à la menace chinoise en adoptant des mesures plus étatistes.

Loin de présenter les trois modèles en totale opposition, Bradford, si elle fait un important travail de clarification de leurs spécificités, précise également leurs points communs, chaque chapitre se fermant sur les critiques – positives ou négatives – adressées à chaque modèle. Pour les États-Unis, outre les critiques traditionnelles sur la concentration du marché ou les dommages sociaux causés par ce modèle, Bradford souligne que certaines de ses caractéristiques (comme l’ouverture ou l’absence de modération) contribuent à la « vulnérabilité asymétrique » des États-Unis face à leurs rivaux.

Le chapitre sur le modèle chinois présente une vision de l’économie numérique centrée sur le rôle de l’État, avec deux principaux objectifs : la domination technologique et le développement économique d’un côté, le maintien de la stabilité sociale et du contrôle politique de l’autre. Moins développé sur les origines idéologiques et culturelles de ce modèle, il fournit pourtant une analyse précise et bien documentée des mesures de protectionnisme numérique, de censure et de surveillance, qui évite les lieux communs et met en lumière la pluralité des acteurs impliqués. Bradford examine ainsi non seulement les grandes lois des dernières années (loi sur la Sécurité nationale de 2015 ou sur la Sécurité des données en 2021), mais également les interprétations des cours de justice et du Parquet populaire suprême, ainsi que le rôle des entreprises et des citoyens dans ce « régime de censure privatisé ».

Le modèle européen, quant à lui, place au cœur de sa réglementation les droits fondamentaux (qui dépassent la seule liberté d’expression), la démocratie, l’équité et le respect de l’état de droit. Se concentrant sur les mesures prises au niveau de l’UE, Bradford illustre la manière dont elle a intégré ces valeurs dans un large éventail d’instruments réglementaires (sur la protection des données, l’IA, la taxation du numérique, le droit de la concurrence, etc.). Et si Anu Bradford mentionne certaines critiques du modèle européen (le risque de freiner l’innovation ou le manque d’efficacité lié aux désaccords internes), c’est pour mieux les réfuter, illustrant sa préférence pour ce troisième modèle. Même les difficultés liées aux divergences intra-européennes sont présentées comme un élément favorable pour sa diffusion : « La capacité du modèle européen à gérer les conflits intra-UE explique aussi, en partie, pourquoi ce modèle trouve un écho dans de nombreuses régions du monde. » Au-delà des conflits entre États membres et entre institutions, des contradictions entre les différentes exigences du modèle européen ont émergé ces dernières années (par exemple entre confidentialité des données et concurrence), mais elles sont peu abordées dans l’ouvrage. Par ailleurs, le concept de « souveraineté numérique » et sa construction en réaction aux modèles et pratiques américains sont étonnamment peu étudiés, dans le cas chinois comme européen.

Peut-être plus intéressante – et plus développée dans l’ouvrage – que la notion d’« empire numérique », la métaphore des « batailles horizontales et verticales » au sein des empires et entre eux est éclairante. Les batailles horizontales qualifient les rivalités entre gouvernements, tandis que les batailles verticales opposent gouvernements et entreprises de la tech. Ce cadre d’analyse permet à Anu Bradford de mettre en lumière les dynamiques souvent paradoxales créées par l’intersection de ces batailles, qui déterminent l’évolution de l’économie numérique. Le chapitre sur les batailles verticales détaille plusieurs stratégies d’entreprises américaines et chinoises face au dilemme que représentent les exigences incompatibles des deux gouvernements. Par exemple, bien que Google, Microsoft, Facebook et Amazon se soient partiellement retirés du marché chinois, Bradford rappelle qu’ils continuent à en tirer des revenus (via d’autres services, comme les publicités pour Facebook ou le cloud pour Microsoft et Amazon) et explique leur stratégie pour faire des concessions à la Chine tout en limitant le contrecoup aux États-Unis. Bradford présente toute la complexité du dilemme, qui dépasse l’opposition manichéenne entre profit et valeurs : fournir un accès à l’information, même censuré, est parfois préférable à céder totalement le marché à des entreprises locales qui chercheraient encore moins à tester les limites de la censure chinoise.

Ces batailles verticales singulières évoluent en un conflit horizontal plus large entre les États-Unis et la Chine, que Bradford qualifie de « guerre technologique ». Les mesures adoptées par les deux pays contre les entreprises technologiques du rival sont nombreuses (restrictions des exportations et importations, découplage humain, sanctions, quête d’autosuffisance technologique). Bien qu’absent de cet ouvrage, le débat actuel aux États-Unis sur le contrôle des investissements américains dans les technologies chinoises s’inscrit dans cette dynamique d’escalade des restrictions. L’ouvrage souligne pourtant aussi les facteurs limitant l’escalade et présageant d’un découplage seulement partiel à court terme.

La deuxième bataille horizontale évoquée oppose les États-Unis à l’Europe, illustrée par plusieurs conflits de régulation classiques dans la relation transatlantique : sur la protection des données, la taxation des entreprises du numérique ou le droit de la concurrence. Sur ce dernier point, Bradford conteste l’argument américain accusant l’UE d’utiliser les régulations antitrust à des fins protectionnistes, notamment sur la base d’une de ses études examinant plus de 5 000 fusions de 1990 à 2014. Ce chapitre propose une présentation utile et équilibrée des préoccupations des deux côtés de l’Atlantique.

Engagés dans ces batailles horizontales, États-Unis, Europe et Chine déploient divers efforts pour étendre leur sphère d’influence et orienter le marché numérique mondial vers leurs normes et valeurs. Chacune des trois puissances mobilise pour ce faire différentes formes d’influence. Les États-Unis tirent parti de la puissance de leur secteur privé, activement soutenu par le gouvernement via sa politique de liberté d’internet (internet freedom agenda). La Chine étend son influence en construisant des infrastructures numériques à travers le monde, notamment avec sa Route de la soie numérique. Bradford développe peu la capacité d’action des États en développement qui adoptent les technologies chinoises. En revanche, elle est d’une grande précision sur la stratégie chinoise d’influence juridique (analysant par exemple les similarités de langage entre lois chinoises, tanzaniennes et égyptiennes) et d’influence dans les instances de standardisation. Enfin, reprenant la thèse de ses travaux sur l’« effet Bruxelles » – terme qu’elle a forgé en 2012 –, Bradford analyse l’influence mondiale de l’UE via sa puissance régulatrice, réfutant cependant toute accusation d’« impérialisme régulateur ».

De l’évolution de ces trois sphères d’influence, Bradford tire des conclusions lourdes de conséquences pour l’avenir. Pour elle, les critiques contre les entreprises technologiques américaines ont érodé l’influence du modèle techno-libertarien américain, renforçant l’attractivité du modèle chinois (notamment pour les autocraties) et européen (notamment pour les démocraties). Bradford s’oppose ainsi à la vision de l’UE comme simple spectatrice de la rivalité sino-américaine : la ligne de fracture principale n’est pas entre la Chine et les États-Unis, puisque l’influence américaine est déclinante. Ce sont plutôt les États-Unis qui devront choisir entre se rapprocher d’un modèle européen gagnant en popularité ou laisser libre cours à l’influence chinoise croissante.

Bradford prédit donc – et recommande – une convergence des techno-démocraties autour du modèle européen, dans une bataille opposant techno-démocraties et techno-autocraties, liberté et contrôle. Mais, fidèle à la précision et la nuance qui caractérisent l’ouvrage et lui donnent sa pertinence académique et politique, elle conclut sur un conseil. Les techno-démocraties doivent se souvenir que la démocratie peut être affaiblie de deux façons : en perdant la bataille horizontale contre la Chine, ou en perdant la bataille verticale pour réguler les entreprises technologiques. Une conclusion préoccupante serait que seules les autocraties disposent des outils pour remporter ces batailles verticales et gouverner l’économie digitale.

Mathilde Velliet
Chercheuse au Centre géopolitique des technologies de l’Ifri

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