Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Jean-Luc Racine propose une analyse de l’ouvrage de Hassan Abbas, The Return of the Taliban: Afghanistan After the Americans Left (Yale University Press, 2023, 306 pages).

Comment un mouvement insurrectionnel peut-il se transformer en instance gouvernementale ? L’expérience antérieure du pouvoir (1996-2001) ne peut suffire aux talibans d’aujourd’hui : « L’Afghanistan a changé, même si eux n’ont pas changé. » Tel est le point de départ d’Hassan Abbas, professeur à la National Defense University de Washington et fin connaisseur de l’Afghanistan. À dire vrai, « eux » ont en partie changé, comme le dit Abbas lui-même. Au-delà des réseaux sociaux, nouveaux fers de lance de la propagande, l’analyse des personnalités majeures du pouvoir expose des nuances significatives, dépassant la question des générations : le mollah Baradar était un proche du mollah Omar, mais il négocia avec Washington l’accord de Doha de 2020 qui, actant le retrait américain, ouvrit les voies de la reconquête du pouvoir, en marginalisant le régime du président Ghani (chapitre 1).

Sirajuddin Haqqani, fils du fondateur du réseau Haqqani et ministre de l’Intérieur, incarne paradoxalement avec Baradar une ligne plus ouverte à d’éventuels compromis. Pourtant rien de décisif ne change : l’autorité d’Haibatullah Akhundzada, « l’émir des croyants », reste suprême et c’est lui qui définit la ligne. L’idéologie prévaut, alors qu’il faut aussi gouverner un pays plongé dans une crise humanitaire aiguë et une crise économique sévère (chapitres 2 et 3).

Dans un pays où la tradition soufie s’est affaiblie, la ligne talibane définit-elle « un nouveau mouvement religieux » (chapitre 4) ? Abbas estime que « les talibans construisent peu à peu leur propre fusion de croyances fondamentalistes – combinant la rigidité du salafisme et du déobandisme militant avec le tribalisme et des éléments de la Pachtounwali », le code d’honneur pachtoun traditionnel.

Au-delà de la ligne idéologique, le leadership de l’émirat estime aussi que les demandes internationales pour un « gouvernement inclusif » et pour réformer la politique marginalisant femmes et jeunes filles, si elles étaient satisfaites, pourraient pousser une fraction des talibans vers les rangs de l’État islamique au Khorassan (IS-K) – variante régionale de Daech, qui a déjà recruté d’anciens talibans afghans et pakistanais. Les défis s’accumulent donc : d’un côté, le renouveau terroriste des talibans pakistanais tend les relations entre l’émirat et le Pakistan ; de l’autre, en dépit des dénégations de Kaboul, l’IS-K reste menaçant (chapitre 5).

En matière de politique étrangère (chapitre 6), les talibans souhaitent cette fois une reconnaissance internationale (et la levée des sanctions). Nul pays ne les a formellement reconnus, même si une douzaine d’États ont maintenu leur ambassade et si les voisins leur parlent ou négocient avec eux, comme le font aussi la Turquie, la Russie, le Qatar, la mission dédiée de l’ONU, voire des pays occidentaux ou l’Inde, sensibles à la nécessité de l’aide internationale, aux projets de connectivité régionale et au risque terroriste lié à l’IS-K.

Pour Abbas, crise humanitaire et enjeux géopolitiques plaident pour qu’on parle aux talibans, tout en soulignant qu’une telle démarche « ne vaut en rien approbation » de leur politique. La voie est étroite et la pression internationale sur l’émirat islamique reste étonnamment forte, y compris de la part de pays dont les droits de l’homme ne sont pas la préoccupation première. Abbas, in fine, espère voir les « modérés » prendre les commandes du pouvoir. Nous n’en sommes pas encore là…

Jean-Luc Racine

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