Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). François Gaulme, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par David Carment et Yiagadeesen Samy, Handbook of Fragile States (Edward Elgar, 2023, 430 pages).

Dans une collection de manuels en science politique, ce livre collectif très dense propose des éclairages multiples sur la notion de fragile state (« État fragile »), qui demeure conceptuellement contestée. Rencontrant depuis près de deux décennies un très grand succès dans le monde anglophone, elle a été traitée avec quelque dédain par les chercheurs en France, avant d’être finalement avalisée par l’administration. Le terme d’« État fragile » s’est imposé, se substituant à celui d’« État failli » (failed state), trop dépréciatif.

Théorisée peu à peu depuis 2005 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la « fragilité » mesurable quantitativement dans les États et les sociétés est devenue, dans le monde entier, l’un des principaux instruments de la « boîte à outils » des donneurs d’aide dans la problématique et la pratique du « nexus sécurité développement ».

Coordonné par deux universitaires canadiens, ce manuel explore de manière systématique, en partant de points de vue différents et à travers des contributions croisées, la complexité croissante de cette notion d’« État fragile ». Il suit l’évolution progressive de ses critères d’évaluation avec maintenant, outre la « gouvernance » étatique et le contrôle territorial, les impacts extérieurs négatifs du changement climatique, de la pandémie de Covid-19, puis de la guerre en Ukraine. C’est surtout le cas en Afrique, dont la plupart des « nations » seraient encore « faibles » (weak) pour Robert Rotberg (auteur du chapitre 16).

L’analyse d’ensemble ne néglige pas non plus la montée du populisme et les effets de la présidence de Trump aux États-Unis : le chapitre 5 s’interroge sur le caractère « vulnérable » de la première puissance mondiale, par manque d’une « nécessaire résilience » face à de futurs chocs et non plus selon les critères du Fragile States Index du Fund for Peace ou des classements de l’OCDE et de la Banque mondiale.

Examinée avec précision au début du livre, la définition de l’« État fragile », tel qu’on le mesure encore actuellement, traduit en fait un mode de pensée nord-américain du début du XXIe siècle. Sous une vision prétendument universaliste, elle part du modèle constitutionnel des États-Unis : la « légitimité », l’une des trois dimensions avec la « capacité » et l’« autorité » qui concourent à déterminer le degré de fragilité d’un État, n’est ainsi conçue que sous la forme d’une démocratie parlementaire et relativement décentralisée. Mais dans l’univers « démondialisé » (deglobalized) dans lequel nous sommes entrés, cette conception trop normative et connotée culturellement de l’« État fragile » devient aussi dévaluée dans le discours qu’inefficace dans les faits.

Elle doit évoluer à nouveau en se rapprochant des réalités locales, car le domaine des « États fragiles » semble en tout état de cause loin de devoir disparaître rapidement des thématiques majeures des relations internationales. Ce manuel, qui en explore sans complaisance et avec une impressionnante persévérance les avenues un peu automnales comme les taillis mal débroussés, constitue donc, de ce fait, une référence incontournable sur un sujet toujours vivant et controversé.

François Gaulme

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