Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse croisée des ouvrages de Pierre Andrieu, Géopolitique des relations russo-chinoises (Presses universitaires de France, 2023, 192 pages) et d’Alice Ekman, Chine-Russie. Le grand rapprochement (Gallimard, 2023, 64 pages).
Les relations Pékin/Moscou constituent sans doute une des matrices du monde qui s’organisera dans l’après-guerre d’Ukraine, et ces deux ouvrages donnent les clés d’interprétation – parfois contradictoires – d’une relation difficilement cernable.
Difficilement cernable, parce que héritière à la fois de l’histoire longue et de défis de conjoncture. Pierre Andrieu inscrit le partenariat russo-chinois – chaque capitale soulignant bien préférer une « amitié sans limites » à une claire alliance – dans les cahotements d’un rapport de très longue durée : de la formation même de la Russie contre les entreprises venues d’Asie jusqu’au rapprochement des années 1990 du dernier siècle, en passant par les traités inégaux du XIXe siècle et la « guerre de l’Amour » entre les deux régimes socialistes…
Les relations entre les deux pays semblent donc très complexes, forcées en quelque sorte par la crise ukrainienne à se développer dans des intérêts objectifs croisés. Les échanges se renforcent en tous domaines – énergie, biens de consommation, technologies… – même si, par exemple, les échanges commerciaux de la Chine avec Moscou restent très limités en comparaison des échanges avec les États-Unis. Les proclamations de rapprochement sont spectaculaires, mais peinent à cacher une méfiance profondément ancrée dans l’héritage historique et dans les rapports de force contemporains. Moscou est l’élément faible, l’élément dépendant du partenariat. L’évolution de ce dernier pourra peut-être être observée en Asie centrale. Dans cet espace tenté de se distancer de Moscou et où s’affirme l’influence chinoise, s’établira-t‑il un partage des tâches – à Pékin l’aide au développement économique, à Moscou l’affirmation de la capacité de stabiliser et de sécuriser –, ou l’un des deux partenaires – la Chine – prendra-t‑il la main ?
Sans méconnaître l’héritage d’une longue histoire, Alice Ekman démonte les ressorts stratégiques les plus actuels du partenariat russo-chinois. Le titre de son texte (Le grand rapprochement) entend exprimer la solidité du nouveau rapport, une solidité basée sur d’incontestables intérêts communs : la mobilisation contre le regime change à l’occidentale ; le rejet de l’Occident en général et des valeurs qu’il entend « imposer » au monde ; la défense des intérêts nationaux propres – Ukraine dans un cas, Taïwan dans l’autre ; la manœuvre commune dans les instances internationales, et en particulier au Conseil de sécurité ; les positions parallèles adoptées face aux crises internationales : Irak, Syrie… Ces convergences d’intérêts se manifestent très concrètement : coordination diplomatique et militaire renforcée, coopération énergétique, technologique et économique… Sous ces multiples rapprochements, souligne Alice Ekman, ne se cache aucune divergence véritablement stratégique : ni en Sibérie, ni en Asie centrale où peut s’établir un véritable partage des tâches. La Russie est certes affaiblie mais c’est le binôme qui pèse, et lourd, dans l’intérêt de chacun des partenaires. L’Occident, qui doute de la stabilité du « couple » en misant sur son inégalité, se leurre sans doute : pour Alice Ekman il est voué à tenir parce qu’il symbolise la recherche mondiale d’un nouveau rapport de force face à l’Occident, une recherche qui a toute chance de constituer le pôle d’organisation du monde à venir.
Ces deux textes proposent des visions plus complémentaires qu’opposées. Les points d’observation adoptés autorisent un débat fondamental : Pékin et Moscou peuvent-ils constituer un pôle durable d’attraction politique pour un Sud qui, en dépit de toutes ses contradictions, est manifestement tenté de se distancier d’un Occident mis en cause pour son positionnement en Europe et au Moyen-Orient ?
Dominique David
Rédacteur en chef de Politique étrangère
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