Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Benjamin Oudet propose une analyse de l’ouvrage de Béatrice Guillaumin, L’appareil français de renseignement. Une administration ordinaire aux attributs extraordinaires (mare & martin, 2023, 622 pages).

Trois dimensions sont au cœur de  l’analyse : la constitution d’un appareil de renseignement entendu comme « l’assemblage cohérent des services de renseignement » ; la transformation du rapport de cet appareil aux décideurs gouvernementaux ; l’émergence d’une « trame » de contrôle politique, juridique, administratif et parlementaire.

L’originalité de la démonstration résulte de son choix épistémologique : considérer le renseignement comme une organisation. Le regard est ici porté sur l’articulation des services dans l’« appareil » plus que sur les activités concrètes des « administrations discrètes ». Le passage du registre descriptif (les services de renseignement sont des administrations) au registre scientifique (ils sont questionnés par la science administrative) permet d’identifier un « processus de normalisation » qui repose sur la rénovation du cadre institutionnel (création de la CNRLT, de l’Académie du renseignement) et juridique via la loi du 24 juillet 2015.

L’émergence d’un droit spécifique du et pour le renseignement est le levier principal de ce processus. L’auteur peut ainsi qualifier le renseignement d’« administration ordinaire », du fait de la reconnaissance institutionnelle des services ; de l’inscription de leur action dans une politique formalisée, orientée et subordonnée à la présidence et au gouvernement. Son organisation est traversée des dynamiques et enjeux communs à toute administration : découpage sectoriel, maîtrise du territoire, gestions des ressources humaines, rapport administrations centrales/locales, diversité des statuts.

Si ce processus n’avait pas échappé aux historiens et politistes, l’auteur remarque que, tout en atténuant les originalités de départ, il fait émerger certains « attributs particuliers » dont témoigne son rapport au droit ; soit qu’il lui octroie des prérogatives ultra-exorbitantes du droit commun (techniques de recueil de renseignement, fonds spéciaux), soit qu’il demeure silencieux sur certaines pratiques (action des services à l’étranger, coopérations internationales, statuts spécifiques des agents). Ainsi, « par leur ampleur et leur cumul, ces spécificités statutaires témoignent de l’exorbitance du droit de la fonction publique appliquée au renseignement ». Enfin, la trame de contrôle de l’appareil, autour d’institutions inédites (CNCTR, ISR, DRP, CNIL, CVFS…), témoigne également de ces attributs. La partie consacrée au contrôle est d’ailleurs une remarquable introduction à ses acteurs et leurs enjeux.

Cette publication est aussi le signe de la normalisation du renseignement comme objet d’étude universitaire. Rien ne s’oppose désormais à ce qu’en tant que communauté politique publique, ou « appareil », il soit saisi par les concepts et problématisations propres aux disciplines académiques, en dépit du poids incompressible du secret.

Cet ouvrage est donc d’un intérêt majeur pour quiconque s’intéresse aux transformations contemporaines du renseignement français et, plus généralement, pour les courants sociologiques des relations internationales qui portent le regard sur la configuration des acteurs dans les processus de décisions.

Benjamin Oudet

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