Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2024 de Politique étrangère (n° 3/2024). Frédéric Munier, directeur de lÉcole de géopolitique de SKEMA Business School, propose une analyse croisée des ouvrages de Philippe Boulanger, Introduction à la géostratégie (La Découverte, 2023, 128 pages) et de Cédric Tellenne, Idées reçues sur la géopolitique et la géoéconomie (Le Cavalier bleu, 2023, 272 pages).

Géopolitique, géoéconomie, géostratégie : Philippe Boulanger et Cédric Tellenne fournissent des introductions commodes à ces notions devenues populaires et, de fait, victimes de leur succès.

L’ouvrage de Cédric Tellenne parvient à allier clarté pédagogique et exigence de fond. L’auteur part d’un certain nombre d’idées reçues, chacune étant prétexte à développer une pensée, on n’ose dire une dissertation, avec la clarté et la densité que l’on peut reconnaître à un professeur de classe préparatoire. Les sujets retenus traitent de thèmes transversaux liés soit à des notions – puissance, conflits –, soit à des espaces géographiques – les Amériques, l’Europe, l’Asie, etc.

Au nombre des idées reçues abordées, citons pêle-mêle : « la géoéconomie a supplanté la géopolitique », « les puissances émergentes réorganisent la géopolitique mondiale », « le monde vit actuellement une nouvelle guerre froide », « l’Union européenne demeure un nain géopolitique » ou encore « l’Afrique demeure à l’écart de la mondialisation et des rapports de puissance internationaux »…

On retiendra que l’ouvrage ne se borne pas à convoquer des auteurs français ; il sait accorder toute sa place à des théoriciens, notamment américains, dont l’apport à la géopolitique a été décisif. On retrouvera ainsi des classiques comme Mahan, Spykman ou Mackinder, mais aussi des penseurs plus récents comme Rosenau, Nye, Keohane, Luttwak ou encore Cooper.

L’ouvrage permet d’appréhender la géopolitique sous un jour assez complet. La pluralité des agents – États, acteurs privés, populations – y est soulignée, non sous le prisme d’un combat de tous contre tous mais plutôt sous celui d’une interdépendance complexe. La profondeur historique dont fait preuve chaque planche est salutaire. Cédric Tellenne montre, par exemple, que la question de la « fin de l’hégémonie américaine » est un serpent de mer et qu’il est probablement prématuré d’enterrer le géant américain. Le livre aide également à se débarrasser de narratifs qui pourraient, si l’on n’y prend garde, devenir des récits auto-réalisateurs funestes. On pense en particulier aux chapitres « États-Unis et Chine se dirigent inéluctablement vers la guerre » ou « La mondialisation, c’est la guerre économique mondialisée ». In fine, on ne saurait que recommander cet ouvrage synthétique aussi bien aux étudiants en géopolitique et relations internationales qu’aux professeurs enseignant l’HGGSP tant il a vertu de manuel.

Telle la seconde partie d’un diptyque, le livre de Philippe Boulanger traite d’un domaine cousin de la géopolitique : la géostratégie. L’ouvrage couvre une lacune bibliographique. S’il existe en effet des sommes sur la guerre, la stratégie ou l’art de la bataille, il manquait à ce jour, sous une forme commode, une introduction à la géostratégie. L’auteur, professeur à Sorbonne Université et grand spécialiste de géographie militaire, était probablement l’un des mieux placés en France pour aborder ce sujet dans une perspective d’ensemble.

La stratégie, selon Clausewitz, est « l’art de faire la guerre sur la carte ». Quant au terme « géostratégie », Philippe Boulanger souligne qu’il est né techniquement en 1846 sous la plume de Giacomo Durando, général piémontais. Progressivement, la géostratégie se structure comme discipline et comme savoir, en France notamment autour des figures du vice-amiral Raoul Castex ou encore du contre-amiral Pierre Célerier. Ce dernier a défini la géostratégie comme « la stratégie du temps de paix, déterminée par la politique elle-même fixée par la géographie ». Au fond, la géostratégie traite de l’art militaire sur de grands espaces dans la perspective d’un conflit futur ; sa pratique vise à anticiper les zones de combat et aider à la prise de décision le moment venu. On peut donc la considérer comme un sous-ensemble de la géopolitique, à visée plus particulièrement militaire.

Il a toutefois fallu attendre le lendemain de la guerre froide pour que la notion perce, dans le triple contexte de la diversification des crises à l’échelle mondiale, de l’accroissement des rivalités entre grandes puissances, et enfin et subséquemment du délitement de l’ordre international issu de 1945.

La géostratégie emprunte tant à la géographie physique qu’humaine et recourt à une grande variété de concepts. Philippe Boulanger revient en particulier sur les notions de « front », de « glacis », de « bastion naturel stratégique », de « sanctuaire » ou encore de « zone pivot » ; autant de notions permettant de penser l’espace comme un champ où s’exercent des forces. Mais la géostratégie peut également servir un narratif et contribuer à influencer les esprits en diffusant une certaine représentation de l’espace : « monde libre », « golfe Persique » ou « Arabique », « étranger proche », sont autant de notions géographiques qui véhiculent un sous-jacent stratégique. In fine, l’ouvrage réalise l’ambition de la collection « Repères » : proposer une synthèse claire et informée, riche d’une abondante bibliographie à jour.

Frédéric Munier

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