Kévin Thiévon est conseiller politique de l’opération Chammal et de la mission de l’OTAN en Irak. Il a écrit l’article « L’Axe de la résistance : les proxys de l’Iran depuis le 7 octobre 2023 » dans le n° 4/2024 de Politique étrangère. Il répond ici en exclusivité à 3 questions pour politique-etrangere.com.
1. Qu’est-ce que l’Axe de la résistance ?
L’Axe de la résistance désigne l’alliance entre l’Iran et ses proxys au Moyen-Orient : Hezbollah, milices irakiennes, Hamas, Houthis, régime de Bachar al-Assad… Nourri par l’euphorie qui suivit l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, l’Axe de la résistance connaît d’abord un renforcement horizontal inédit marqué par l’accélération d’un rapprochement entre proxys, que je décris en détails dans mon article publié dans Politique étrangère. En parallèle, Israël se lance dans une guerre sans précédent contre « l’Axe du mal ». Netanyahou lui-même, qui comprend bien cette dynamique horizontale, annonce mener une guerre sur sept fronts. Dans l’ordre, la campagne militaire conduite depuis le 7 octobre a procédé ainsi : offensive immédiate à Gaza, intensification des frappes en Syrie à partir de décembre 2023, premières frappes directes contre l’Iran et les Houthis (respectivement en avril et en juillet 2024), offensive au Liban à partir de septembre. Seul le théâtre irakien est pour l’instant épargné sous l’effet de la pression de Washington et Bagdad.
2. Quels changements notez-vous depuis la fin de l’écriture de votre article pour notre revue ? La chute du régime syrien porte-t-elle le coup de grâce à l’Axe de la résistance ?
En surinvestissant la solution militaire, Israël a provoqué deux phénomènes : un affaiblissement considérable de l’Axe de la résistance et un vide politique (à Gaza, au Liban et en Syrie). Ce dernier s’explique en grande partie par la rapidité avec laquelle les événements se sont succédé. Depuis fin septembre et la rédaction de cet article, outre la mort du leader historique du Hezbollah et le cessez-le-feu signé entre son groupe et Israël, le régime de Bachar al-Assad s’est effondré. Désormais coupé en deux, l’Axe, dans sa dimension géographique, a globalement perdu son sens.
De manière assez frappante, la chute d’Assad a d’abord rappelé les divergences idéologiques entre certains proxys. L’Iran, le Hezbollah, les milices irakiennes et les Houthis ont tous considéré cet événement comme un revers majeur. Mais le Hamas et le Jihad islamique palestinien, des proxys sunnites, ont félicité les rebelles de Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Cette chute s’est aussi fait le reflet d’un Iran qui désormais subit les événements et se perd en conjectures stratégiques. Fin novembre, Téhéran envisageait initialement de soutenir le régime d’Assad par le biais des milices irakiennes. Mais Bagdad, tiraillé entre son soutien aux forces pro-iraniennes et sa volonté de ne pas être entraîné dans un conflit régional, leur a interdit le franchissement de la frontière. En plus de n’avoir pas insisté, Téhéran aurait laissé les forces pro-iraniennes abandonner leur atout le plus stratégique : le contrôle du passage frontalier syro-irakien entre al-Boukamal et al-Qaïm. L’Iran, alors dans une phase défensive et constatant la lente détérioration de ses liens avec le régime syrien, ne disposait ni des moyens ni de la volonté politique pour s’engager pleinement dans la défense de son allié.
Toutefois, la prudence impose d’observer quelques continuités malgré le délitement géographique de l’Axe. Celles-ci reposent sur trois des éléments caractéristiques de ce réseau d’alliance : déni systématique, solidarité inter-proxys, capacités militaires asymétriques. D’abord, la plupart des leaders de l’Axe conservent un discours qui ne cesse de revendiquer des succès malgré la déroute. Ainsi Naïm Qassem (Hezbollah) se félicite-t-il d’une « grande victoire » lors du cessez-le-feu conclu avec Israël. Puis il confirme, après la chute du régime de Damas, que des voies d’approvisionnement « alternatives » pourront être trouvées. De son côté, l’ayatollah Khamenei estime que la chute de Damas « renforcera » la résistance – pour lui, ceux qui y voient « la fin de l’Axe » ont même « complètement tort ». Sur les chaînes Telegram des Gardiens de la Révolution (CGRI), on trouve d’ailleurs de multiples appels à une opération « True Promise 3 » (une troisième attaque de l’Iran contre Israël). Tous ces propos continuent d’être largement relayés par les affidés des différents proxys qui continuent de voir en leurs leaders une parole irréfutable. Enfin, loin de baisser la garde, les Houthis ont intensifié leurs tirs de drones et de missiles en direction d’Israël au cours du mois de décembre. En soutien à « la cause palestinienne », quelques-uns de leurs vecteurs parviennent à pénétrer les systèmes anti-aériens et anti-missiles israéliens. Ces offensives, notamment saluées par le Hamas, ont entraîné les premières représailles israéliennes sur le sol yéménite depuis juillet. Notons que l’approfondissement des liens entre milices irakiennes et Houthis au cours de l’année 2024 n’affiche pas, pour l’heure, de signe d’affaissement.
3. Compte tenu des récents événements, quels scénarios d’évolution de l’Axe de la résistance envisagez-vous pour les mois à venir ?
Des premiers signaux montrent que l’Iran n’a pas l’intention de renoncer à son implantation régionale et à sa doctrine de « défense projetée ». Il entend même renforcer les deux proxys qu’il estime encore préservés : les Houthis et les milices irakiennes. Le premier défi sera toutefois de trouver de nouveaux moyens de soutenir la rémission du Hezbollah. Mais l’Iran, désormais dans une posture défensive, risque de souffrir d’une crédibilité minée – vis-à-vis de ses partenaires comme de ses ennemis –, et ce à un moment où la nécessité de définir une nouvelle stratégie se fait plus pressante que jamais.
Sur la scène extérieure, la non-intervention en Syrie, l’impossibilité de soutenir suffisamment le Hezbollah et l’élimination de nombreux leaders de l’Axe ont déjà commencé à soulever des doutes chez les partenaires de l’Iran. L’ancien Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, l’un des hommes forts de Bagdad et proche de l’Iran, s’est dit « surpris par la position des États qui étaient du côté de la Syrie ». La crédibilité du régime des mollahs sera donc le chantier prioritaire pour que l’esprit de résistance (Muqawama) constitutif de l’Axe perdure.
Dès lors, outre un soutien accru aux proxys yéménite et irakien, l’Iran pourrait envisager de se rapprocher de HTC en misant sur le sentiment anti-israélien et pro-palestinien des rebelles – bien qu’il n’ait pas encore réouvert son ambassade à Damas, le régime iranien est déjà en contact avec les hommes d’Ahmed al-Charaa. Malgré la réticence affichée par HTC à affronter Tel-Aviv, les frappes que mène continûment Israël dans l’ouest syrien pourraient convaincre le groupe islamiste d’agir en ce sens. Téhéran offrirait alors son soutien en échange de voies d’approvisionnement en direction du Liban pour rebâtir les capacités du Hezbollah. Moins probable, le scénario inverse verrait l’Iran renforcer ses liens avec les minorités chiites et alaouites de l’ouest syrien qui pourraient craindre la répression des islamistes de HTC. En s’appuyant sur ces groupes, Téhéran pourrait établir un réseau de forces loyales qui serviraient, là aussi, de relais minimal vers le Liban.
Concernant les Houthis, le proxy le plus actif depuis les déboires de l’Axe, la question de leur rôle devrait se poser plus vivement. Présents notamment en Irak et en Syrie, ils pourraient chercher à jouer, d’une manière moins ambitieuse et moins formelle, le rôle de coordinateur qui incombait au Hezbollah. En décembre, la rhétorique du mouvement et l’intensification des frappes menées contre Israël allaient dans ce sens. Sur la scène intérieure, les pragmatiques iraniens du camp principaliste (conservateur) pourraient inciter à accélérer le franchissement du seuil nucléaire afin de compenser la dégradation de l’Axe et rétablir la crédibilité du régime. Après la chute d’Assad, Ahmed Naderi, un membre influent du Parlement, a sommé la république islamique de conduire un « essai nucléaire » et de « reconstruire l’Axe de la résistance ». D’autres parlementaires, à l’instar de Mahmoud Nabavian, tiennent depuis quelques semaines des propos similaires. De manière intéressante, plusieurs analyses semblent indiquer que la force al-Qods du CGRI, avec le déclin de l’Axe, perdrait de l’influence au profit de la force aérospatiale du CGRI – qui elle bénéficie d’une crédibilité accrue au sein du régime depuis les attaques menées contre Israël en 2024. Avec l’Axe en perdition et la perspective de frappes contre les infrastructures nucléaires iraniennes (Tel-Aviv et Washington admettent étudier la question), le franchissement du seuil nucléaire gagne en probabilité.
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