Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024). Yves Gounin propose une analyse de l’ouvrage de John Bone, The Great Decline: From the Era of Hope and Progress to the Age of Fear and Rage (Bristol University Press, 2024, 304 pages).
Le titre et le sous-titre de cet ouvrage avaient de quoi mettre l’eau à la bouche, même si son lien avec le champ des études internationales ne sautait pas aux yeux. Son thème annoncé, le déclin, traverse la réflexion historique et géopolitique depuis Edward Gibbon jusqu’à Paul Kennedy : comment les empires naissent, grandissent et inexorablement périssent. Sauf que l’approche ici est sociologique, comme le laissent augurer les silhouettes carmin des manifestants en colère qui ornent la couverture. L’objet du livre de John Bone, professeur de sociologie à l’université d’Aberdeen, est d’exhumer les racines biologiques et sociales du malaise profond dans lequel les individus des sociétés occidentales seraient aujourd’hui plongés.
Vaste question qui, à en croire John Bone, recyclant les catégories de pensée marxistes, aurait une explication simple. Pour lui, le libéralisme serait le responsable de tous nos maux.
L’explication pourrait sembler simpliste. Pour autant, elle s’appuie sur une démonstration étayée qui convoque tous les champs du savoir, à commencer par la biologie, les neurosciences et l’épigénétique. Pour John Bone, l’être humain est un animal pensant soumis à deux pulsions contradictoires : d’un côté le besoin de sécurité, de l’autre le désir de changement. L’histoire du monde est celle de la relation dialectique entre ces deux pulsions contradictoires, qui produit alternativement révolutions et retour à l’ordre.
Cette histoire a accouché au XIXe siècle du libéralisme. Le système, dit-il, a prospéré grâce à quelques idées fallacieuses, telles que la main invisible du marché ou le ruissellement. Il a logiquement bénéficié du soutien des classes supérieures et rentières mais aussi, dans sa version contemporaine, de celui, paradoxal, des classes inférieures, auxquelles le mirage méritocratique a promis une ascension sociale en fait bien illusoire.
C’est avec ce prisme-là que John Bone examine quatre aspects caractéristiques de notre époque. Le premier est la place disproportionnée donnée à la finance ; le deuxième est le marché du travail qui, quand il ne prive pas d’emploi ceux que les machines ou l’Intelligence artificielle remplacent, fournit aux classes laborieuses des salaires à peine suffisants pour survivre ; le troisième est le logement, devenu objet de spéculation ; le dernier est le rôle des médias, qui ont créé des communautés éclatées où chacun trouve la confirmation de ses préjugés.
Le déclin annoncé dans le titre semble perdu de vue en cours de route. John Bone n’oppose pas un passé glorieux à un présent désespérant. S’il voue aux gémonies Reagan, Thatcher et la politique que ces deux dirigeants ont menée dans les années 1980, il n’a guère la dent moins dure pour Clinton ou Blair qui, dix ans plus tard, sous les oripeaux d’une politique moins libérale, se sont bornés, selon lui, à des réformes de façade et n’ont pas remis en cause les présupposés du néolibéralisme. Bien sûr, il condamne l’accession au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, de Boris Johnson au Royaume-Uni, frôlant le point Godwin, en y voyant les prémisses d’une dérive fascistoïde. Mais, pour lui, ces dérives populistes et droitières constituent encore et toujours de tristes avatars du néolibéralisme qui ont réussi à étendre la fascination qu’il exerce sur les classes sociales qu’il asservit.
Yves Gounin
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