Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024). Amélie Férey, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Saul Friedländer, Israël, de la crise à la tragédie. Journal de l’année 2023 (Grasset, 2024, 384 pages).

« Depuis le 7 octobre, Israël n’est plus le même. » L’historien de la Shoah Saul Friedländer s’est attaché à décrire pendant une année, jour après jour, les méandres de la crise politique et sociale d’Israël, devenue tragédie sécuritaire après l’attaque meurtrière du Hamas à l’automne 2023.
L’ouvrage commence avec le retour au pouvoir du Likoud et à sa tête de Benjamin Netanyahou, soutenu par une alliance avec quatre partis religieux. Le Premier ministre entreprend alors une réforme judiciaire visant à affaiblir l’indépendance de la justice. Cette réforme est-elle simplement une manœuvre pour échapper aux accusations de corruption, de fraude et d’abus de confiance qui pèsent sur lui, ou marque-t‑elle sa conversion aux thèses messianiques défendues par les membres les plus extrêmes de sa coalition, notamment Itamar Ben-Gvir, surnommé ici le « clown maléfique » ? Pour Saul Friedländer, cette réforme judiciaire a mis en lumière la profondeur des clivages de la société israélienne, non seulement entre religieux et libéraux, mais aussi entre juifs ashkénazes et mizrahim : « Israël était et reste une société complexe, une société de castes. » Il décrit également la forte résistance du peuple israélien, mobilisé pendant des semaines contre l’extrême droite au pouvoir.
Dans cette chronique personnelle de l’année 2023, véritable « cri du cœur », l’auteur revient sur son émigration en Israël en 1948 à bord de l’Altalena, éclaire la trajectoire politique du pays depuis sa création, tout en commentant la vie politique américaine depuis la Californie où il vit actuellement. Partisan de la solution à deux États, il exprime sa crainte face à la tentation messianique qui anime certains en Israël pour réunir « les deux rives du Jourdain » et s’inquiète : « Israël est en passe de devenir une théocratie autoritaire, fondée sur l’apartheid, en quelque sorte un mélange de l’ancienne Afrique du Sud et de l’Iran contemporain. Deux groupes rivalisent pour y parvenir le plus rapidement possible : les colons et les ultraorthodoxes. »
Cette exploration de la vie politique israélienne au prisme de la lutte politique entre progressistes et religieux permet d’articuler la séquence de la réforme judiciaire à celle du 7 octobre et à l’opération militaire qui a suivi. L’auteur rappelle qu’en mars, le ministre de la Défense Yoav Gallant s’était inquiété de la dégradation de la sécurité d’Israël, due aux divisions internes provoquées par la polarisation extrême du pays. Benjamin Netanyahou avait alors tenté de le limoger, y renonçant en raison de la forte mobilisation populaire en soutien au ministre.
« Le drame en cours […] aboutira soit à fêter la victoire de la démocratie, soit à admettre que le pays si dynamique dans lequel j’ai vécu et travaillé pendant des décennies est mort, remplacé par autre chose, par l’inacceptable. » Le 7 octobre n’a pas laissé aux Israéliens le temps de se décider. Un tiers du livre est consacré aux conséquences de l’attaque du Hamas et à l’analyse de l’échec de l’armée israélienne à l’empêcher. L’auteur s’alarme de la montée de l’antisémitisme en Europe et aux États-Unis, à mesure que l’offensive israélienne à Gaza entraîne son cortège de morts.
L’ouvrage est ainsi une plongée lucide et factuelle dans l’Israël contemporain, offrant à la fois une profondeur historique et une mise en perspective humaine des rêves du sionisme et de ses désillusions.
Amélie Férey
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.