Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024). Philippe Ducroquet propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Jacquemot, Se nourrir, le défi de l’Afrique (Karthala, 2024, 220 pages).

Nourrir deux milliards et demi d’Africains en 2050, soit deux fois plus que la population actuelle : le défi paraît inatteignable.
Comment répondre à une demande alimentaire croissante, sous la contrainte d’un climat déréglé, en préservant l’environnement et sans accroître la dépendance des importations, alors que plus de 300 millions de personnes sont en situation d’insécurité alimentaire grave ?
En Afrique, les rendements sont extrêmement faibles. Produire plus intensément est donc incontournable. L’auteur compare l’efficacité des différents modèles d’intensification (conventionnelle, biotechnologique, agroécologique), nécessitant des techniques culturales innovantes, de nouveaux modèles de production et des politiques agricoles et alimentaires appropriées aux situations spécifiques de chaque pays. Il n’y a pas une mais des Afriques. L’hétérogénéité et la richesse des pratiques, avec un large spectre d’innovations, sont mises en avant, illustrant la diversité des solutions.
La proportion de population qui souffre de la faim est bien plus importante en Afrique que dans d’autres régions du monde – près de 20 % contre 8,5 % en Asie et 6,5 % en Amérique latine. L’auteur souligne la nature multidimensionnelle de la sous-nutrition. Au Maroc, le manque d’eau est aggravé d’une surexploitation des ressources hydriques : la disponibilité en eau dans les années 1960 était quatre fois supérieure. Le bilan n’est pas meilleur en Algérie ni en Tunisie.
La thèse selon laquelle l’Afrique disposerait de vastes terres à cultiver est démentie : les bonnes terres arables ont déjà été récupérées, repoussant la forêt et les terres pastorales, en aggravant les conflits entre éleveurs et agriculteurs. En Côte d’Ivoire, l’industrie cacaoyère est tellement « dévoreuse d’espace » que la terre est devenue incapable de nourrir sa population. Le continent africain aurait perdu 650 000 km2 de terres fertiles en 50 ans. Cette surface correspond approximativement, selon certaines estimations, aux nouvelles terres encore disponibles pour l’agriculture.
La vision productiviste a montré ses atouts : le Rwanda, avec la plus forte densité du continent, est parvenu à un niveau d’intensification qui lui permet de nourrir sa population. Pour autant, la révolution verte a atteint ses limites, même s’il est encore possible d’améliorer les variétés semencières ou les gains obtenus par les engrais et de meilleures pratiques culturales. L’idée d’une « révolution doublement verte », pour répondre aux enjeux climatiques, à la raréfaction des ressources et à la pression démographique, est développée : fumure organique, agroforesterie, diversification et couverture des cultures, cultures mixtes, collecte des eaux…
L’arbitrage entre les politiques de soutien à la production locale et la préférence aux importations est largement abordé, en relevant la façon dont les politiques vivent ce dilemme, la main droite (appui à la production céréalière) ignorant ce que fait la main gauche (délivrance de certificats d’importations). L’auteur souligne les nombreux leviers d’action qui sont à la portée des dirigeants africains pour déployer une multitude d’initiatives.
Cet ouvrage mérite d’être salué. Il sera utile à tous ceux qui veulent comprendre les fondamentaux et la grande variété de solutions sur un sujet essentiel : comment l’Afrique parviendra-t‑elle à se nourrir ?
Philippe Ducroquet
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.