Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024). Maxime Lefebvre propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Haroche, Dans la forge du monde. Comment le choc des puissances façonne l’Europe (Fayard, 2024, 224 pages).

Le propos de Pierre Haroche est à la fois banal et original. Banal quand il décrit le déclin de l’Europe dans le monde par rapport aux siècles passés et quand il braque le projecteur sur le rapport entre la construction européenne et l’évolution du monde. Original quand il met des mots, des concepts et des analyses sur le processus et son évolution : de l’Europe « impériale », prolongeant ses rivalités de puissance par les conquêtes coloniales, dominant et unifiant le monde, à l’Europe « subordonnée », unifiée pendant la guerre froide par la pression américaine et par la menace soviétique, à l’Europe « provinciale », qui n’est plus au centre du monde, perd son influence en Afrique et doit se positionner par rapport aux puissances extérieures. C’est dans la « forge du monde » que s’est joué et continue de se jouer le destin du continent.

Ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre que de manier une langue claire, des concepts simples et des formules chocs (« le monde a soudé l’Europe en la détrônant », l’Europe est passée de « bouche à feu » à « ventre mou » du monde). L’auteur se laisse parfois entraîner par son lyrisme mais ses arguments sont souvent pleins de bon sens et de pertinence, appuyés sur une solide culture historique (il a par ailleurs écrit une anthologie de l’idée européenne) et une fine connaissance des débats académiques récents. Pierre Haroche observe avec raison le décentrement du théâtre européen, devenu périphérique par rapport à l’affrontement stratégique en Asie, et ce qu’il écrit sur la période la plus récente – avec une Union européenne qui ne peut plus compter automatiquement sur la garantie américaine et doit redécouvrir la puissance militaire face à une Russie agressive et la géoéconomie face à une Chine conquérante – décrit bien l’état des problématiques actuelles.

Pour autant, l’ouvrage soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses sur la direction du projet européen. Il prend pour acquise l’intégration supranationale et sa dimension cosmopolite. Il ne traite guère de la montée des nationalismes et des populismes, du défi migratoire ou des menaces sur l’état de droit. Le Brexit n’est pas mentionné, non plus que les défis des élargissements à venir ou les clivages intra-européens. Et il enterre un peu vite le rôle que peut encore jouer la puissance européenne dans l’aire africaine et méditerranéenne.

Surtout, son propos sur le rapport aux États-Unis reste ambigu : l’auteur laisse penser que la puissance européenne pourra investir pleinement le champ de la défense, ce qu’elle n’a pu faire jusque-là, tout en relevant avec justesse que la guerre en Ukraine a confirmé le primat de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord dans la défense collective de l’Europe. L’Europe « provincialisée » est-elle vraiment sortie de sa subordination par rapport à la puissance américaine, dictée par sa dépendance du parapluie nucléaire américain et une commune appartenance à la civilisation occidentale (facteurs sur lesquels l’auteur ne s’attarde guère) ? Et n’y a-t‑il pas d’autres scénarios possibles : celui de la fragmentation, par exemple, si les États-Unis se retiraient ? Ou l’Europe pourrait-elle aller jusqu’au bout de la provincialisation pour devenir une grande Suisse prospère à l’écart des rapports de force mondiaux ? Elle est sans doute trop puissante encore pour prendre ce chemin. Mais ce sont là des réflexions qu’appelle la lecture de ce livre stimulant.

Maxime Lefebvre

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