Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2025 de Politique étrangère (n° 1/2025). Thomas Gomart, directeur de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de George Papaconstantinou et Jean Pisani-Ferry, Les Nouvelles Règles du jeu. Comment éviter le chaos planétaire (Seuil, 2024, 144 pages) et de Georges-Henri Soutou, La Grande Rupture. 1989-2024. De la chute du mur à la guerre d’Ukraine (Tallandier, 2024, 368 pages).

Il existe désormais un consensus intellectuel pour dire que la période ouverte par la chute du mur de Berlin est révolue. Cela ne signifie nullement la fin des interdépendances, mais l’acceptation du fait qu’elles sont de moins en moins choisies, de plus en plus subies. Gage de stabilité stratégique, de démocratie libérale et d’efficacité économique, la mondialisation dite « heureuse » a laissé place à un pessimisme fondamental en Europe. Deux livres très différents partent de ce constat pour analyser les causes profondes et les possibilités d’action.
Clair, concis, signé par deux économistes, le premier se concentre sur ces dernières. George Papaconstantinou, ancien ministre grec des Finances (2009-2011) et titulaire de la chaire d’économie internationale à l’Institut universitaire européen de Florence, et Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général de France Stratégie (2013-2017), senior fellow à Bruegel et au Peterson Institute for International Economics, font autorité en matière de gouvernance économique internationale, laquelle repose, depuis 1945, sur plus de 2 400 organisations internationales et quelque 200 000 accords internationaux.
Selon eux, la crise du système s’explique, d’une part, par son incapacité à se réformer en intégrant davantage les pays émergents et, de l’autre, par sa dépolitisation des enjeux migratoires, fiscaux et technologiques. Ils relèvent, en outre, « l’ampleur de la contagion du géopolitique » sur la carte de l’interdépendance. Cela les conduit à souligner que la convergence systémique entre régimes politiques n’est plus un objectif réaliste. Si les spécialistes des relations internationales ne sont guère surpris par ce constat, il faut mesurer le chemin parcouru en peu de temps pour y parvenir par les économistes, auxquels les dirigeants ne souhaitent plus désormais « confier la gestion de l’interdépendance ». Longtemps conseillers du prince, on sent une pointe de regret de la part de ces deux représentants éminents de la profession, qui savent bien que modèles et calculs ne parviennent pas à saisir les mutations actuellement à l’œuvre.
Cet essai peut aussi se lire en creux comme une réflexion critique sur « l’économisme » qui a longtemps prévalu au nom de la mondialisation. Récemment, Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international (2008-2015), déclarait par exemple : « La géopolitique va bien au-delà de l’économie. » Cela ne décourage nullement George Papaconstantinou et Jean Pisani-Ferry de formuler des recommandations politiques et, ce faisant, de contribuer utilement au débat. Ils estiment que l’Union européenne (UE) peut continuer à peser sur l’élaboration des nouvelles règles du jeu. Pour ce faire, « elle doit enfin accepter d’être diluée. Sa surreprésentation actuelle dans les organisations et forums internationaux n’est qu’un atout en apparence ». Avec quelles conséquences géopolitiques en son sein serait-on tenté de leur demander ?
Historien, professeur émérite d’histoire contemporaine à Sorbonne Université, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Georges-Henri Soutou se livre, pour sa part, à une synthèse originale qui traverse « l’écran économique » de la mondialisation, pour reprendre une formule de Marcel Gauchet. Il se concentre sur les relations russo-occidentales entre 1989 et 2024, ce qui peut sembler de prime abord paradoxal. Qui aurait prédit en 2001, au moment où la Chine rejoignait l’Organisation mondiale du commerce et où tombaient les tours du World Trade Center, que ce serait la Russie qui ferait en partie dérailler la mondialisation ? Sans doute a-t‑on un peu vite oublié que le néolibéralisme qui la sous-tend, en Europe et aux États-Unis, doit aussi se lire comme une réaction au communisme et à l’URSS. D’où une différence fondamentale d’approche avec la République populaire de Chine et les pays qu’elle influence, en raison précisément de son mode de développement.
Le tour de force du livre de Georges-Henri Soutou est de parvenir, grâce à sa maîtrise historiographique, à proposer de manière très convaincante une interprétation étayée des relations russo-occidentales récentes, ainsi résumée : « En fait, à la fin de la guerre froide, l’affrontement idéologique libéralisme/communisme s’est arrêté, mais l’affrontement géopolitique s’est poursuivi. » La principale responsabilité du conflit actuel en Ukraine réside chez ceux qui n’ont pas su, ou voulu, voir cet affrontement latent, alors même que de nombreux symptômes existaient. Et d’avoir encore moins voulu les traiter, trop occupés à profiter de la mondialisation. Dès 1995, l’auteur s’inquiète des trajectoires à l’œuvre sans trouver beaucoup d’échos chez ses pairs ou dans les administrations concernées. Il est vrai que la Russie est passée du statut de puissance à celui de marché. Il est vrai aussi que l’échec de l’URSS fut la conséquence de la crise intérieure du système soviétique, et non le résultat de la politique occidentale. Rappel utile, quand le Kremlin ne cesse de justifier sa politique d’agression par l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord et de l’UE, et quand la viabilité économique des modèles est devenue secondaire dans bon nombre de discours politiques.
Georges-Henri Soutou parvient à relier des éléments structurels comme le thème de la « sécurité européenne », mis en avant par la diplomatie soviétique pour légitimer les tracés frontaliers nés de la Seconde Guerre mondiale, et des ruptures ponctuelles. En 1992, la Russie rejoint le Fonds monétaire international (FMI), qui lui octroie quarante milliards de prêts « sans être trop regardant ». Après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la Russie ne fait plus appel au FMI. En 1994, le mémorandum de Budapest est signé après que l’Ukraine a renoncé aux armes nucléaires : il devient très vite évident que Moscou ne la considère pas comme un État indépendant à part entière. En 1998, la crise financière provoque un traumatisme dans la population russe, « paraissant condamner la voie suivie depuis 1991 » et le « rejet de la greffe libérale ». Rétrospectivement, c’est la différence fondamentale entre la Russie et la République populaire de Chine que les acteurs économiques ont perçu, et accentué, en investissant trente fois plus en Chine qu’en Russie entre 1991 et 1999.
À juste titre, l’auteur consacre un chapitre important à « La crise yougoslave », souvent sous-estimée dans l’analyse du comportement de la Russie post-soviétique. Or, elle est une des matrices de la situation actuelle, dans la mesure où elle s’est conclue sur l’idée, bien optimiste rétrospectivement, selon laquelle l’adhésion à l’UE devait permettre de dépasser par le haut les problèmes de nationalités et de minorités en Europe. Malgré son discours officiel sur les droits de l’homme et le respect des minorités, elle porte une vision ethnique des questions de nationalité. Parallèlement, l’administration Clinton change de paradigme vis-à-vis de l’Ukraine, en considérant qu’elle a vocation à être rattachée à l’UE pour que la Russie se développe comme un État-nation normal. Mais qui s’intéresse sérieusement à cette question dans les chancelleries européennes accaparées par les élargissements ? À Moscou, c’est pourtant une question centrale.
L’auteur n’esquive en rien le débat sur les responsabilités de la situation actuelle. Selon lui, « la grande question est la suivante : la politique russe depuis 1999 était-elle prédéterminée par les orientations de Vladimir Poutine et de son régime ? Ou bien les Occidentaux, par action et par omission, ont-ils contribué à l’accroissement régulier des tensions jusqu’à la crise actuelle ? Ou bien un mélange dialectique des deux, comme je le pense pour ma part ? » Il conclut en formulant la question la plus urgente du nouveau contexte stratégique né de la réélection de Donald Trump : « Que veut au juste Vladimir Poutine ? » Question décisive pour des Européens, confrontés à un président russe qui a remplacé l’idéologie soviétique par l’histoire de l’empire.
Cet ouvrage tire de multiples fils, qui sont autant de pistes de réflexion. Autrement dit, il peut être lu d’une traite, puis repris en fonction de préoccupations spécifiques grâce à son index, ses cartes, ses notes détaillées et sa bibliographie. Au chapitre des réserves, on pourra discuter l’analyse faite du rôle des think tanks, comme toujours plus complexe qu’un simple alignement sur la politique américaine, ou celle du soft power, rapidement assimilé à « une pensée molle ».
Reste l’essentiel. Encore une fois, Georges-Henri Soutou signe un livre important pour saisir le moment stratégique dans lequel nous sommes en faisant œuvre d’historien. Il évite les raccourcis d’ouvrages géopolitiques se réclamant du réalisme. À ce titre, il analyse de manière pénétrante le « réalisme » prêté aux dirigeants russes, toujours surplombé par l’idéologie. Hier, le marxisme. Aujourd’hui, la « fraternité » slave. Ce faisant, il invite le lecteur à réfléchir sur l’enchevêtrement des événements, aux intérêts des différents protagonistes et au sens de l’Histoire. Au début des années 1990, mais pas ensuite, il a existé une étroite fenêtre d’opportunité pour les relations russo-occidentales : « On n’a pas su ou voulu la saisir, et ce des deux côtés. »
P.S. Pan sur le bec ! On ne peut que souligner la diversité des références utilisées par l’auteur. En ce qui concerne les think tanks européens, il constate qu’ils ont été « assez en arrière de la main » dans leur analyse de la dégradation stratégique. Pour l’Ifri, deux numéros de Politique étrangère, publiés en 2007 et 2008, lui apparaissent rétrospectivement « relativement optimistes » en comparaison de ceux de la revue Commentaire. Si Le Débat n’existe plus, il continue néanmoins entre revues !
Thomas Gomart
Directeur de l’Ifri
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