Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2025 de Politique étrangère (n° 1/2025). Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Timothy Snyder, De la liberté (Gallimard, 2024, 416 pages).

Centré sur les États-Unis et inspiré par l’histoire de l’Europe centrale et orientale, ce livre personnel de l’historien, qui prend ici les habits du philosophe, propose une démarche inductive et prescriptive. Appliquant la méthode socratique à ses souvenirs, Snyder identifie cinq formes de liberté : la souveraineté (capacité acquise de faire des choix), l’imprévisibilité (le pouvoir d’adapter des régularités matérielles à des fins personnelles), la mobilité (la capacité à se déplacer dans le temps et dans l’espace suivant des valeurs), la factualité (l’emprise sur le monde qui permet de le changer) et la solidarité (la reconnaissance que la liberté est pour tous).

Suivant les traces d’Isaiah Berlin, Snyder oppose la « liberté négative », comprise comme « absence du mal » ou « destruction », à la « liberté positive », supérieure, dont l’expérience est un « acte » continu « de création » et d’« affirmation ». De manière convaincante, l’historien remet en outre en question les dichotomies (démocratie/république, liberté/sécurité, liberté/égalité, liberté/poids de l’État, etc.) qui cultivent les clivages politiques partisans et, selon lui, éloignent de la liberté.

Si Snyder estime que nous ne naissons pas libres mais le devenons grâce aux actions des autres, aux structures qui les permettent, aux valeurs qui les animent et « seulement ensuite grâce à un soupçon de spontanéité », l’historien mobilise trop peu les philosophes qui ont pensé la liberté, à travers deux courants principaux (prééminence du libre arbitre ou des déterminismes), et dont beaucoup ont très tôt proposé une synthèse (déjà chez les stoïciens et Saint-Augustin). En outre, l’analyse à vocation universelle de Snyder est par trop ancrée dans la réalité politique américaine – un regard sur la France l’aurait conduit à nuancer sa vision de l’État-providence comme panacée. Snyder n’interroge pas l’évolution sémantique et contextuelle de la notion de liberté, qu’illustre pourtant bien la distinction entre liberté (politique, collective) des Anciens et liberté (civile, sphère privée) des Modernes. Des raccourcis empêchent de surcroît de tirer des leçons utiles pour aujourd’hui : les Romains ne pensaient pas l’opposition « république » (« bien commun »)/« empire » (« inégalité »), comme l’affirme Snyder, mais parlaient de « principat », forme personnelle de pouvoir succédant à une forme oligarchique, sans que les institutions changent formellement – rappelons d’ailleurs que l’impérialisme romain est un produit de la république, et que c’est un « empereur » – Caracalla – qui a étendu la citoyenneté à tous les hommes libres de l’empire, idée que Caton l’Ancien aurait trouvée saugrenue.

Enfin, une partie contestable de l’ouvrage étonne : Snyder, qui prétend que nous étions « plus libres » et « plus intelligents » avant l’arrivée des smartphones, semble persuadé qu’une « oligarchie » des « très riches » dirige insidieusement les États-Unis. Cette rhétorique complotiste culmine lorsque l’historien écrit que les Américains dépensent chaque année des milliards pour équiper les écoles d’écrans « afin que les oligarques profitent de cette manière de retarder l’éducation des enfants étrangers à cette oligarchie ».

Le grand historien n’en a pas moins de brillantes saillies qu’il sait transformer en apophtegmes très utiles de nos jours : « la démocratie est un verbe déguisé en nom » ou encore, pour conclure, « nous devons critiquer pour créer et il nous faut connaître un peu d’histoire pour critiquer ».

Dimitri Minic

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