Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2025 de Politique étrangère (n° 1/2025). Marie Krpata, chercheuse au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Ifri, propose une analyse des ouvrages de François-Xavier Carayon, Les États prédateurs. Fonds souverains et entreprises publiques à la conquête de l’Europe  (Fayard, 2024, 360 pages) et d’Andreas Fulda, Germany and China: How Entanglement Undermines Freedom, Prosperity and Security (Bloomsbury, 2024, 256 pages).

Le consultant en stratégie François-Xavier Carayon s’intéresse aux « États prédateurs ». Après la chute du mur de Berlin et la naissance de l’Union européenne (UE), l’Europe préfère la « coopération » à la « puissance » et ne jure que par les interdépendances qui réduisent le potentiel de conflits entre États. En réalité, la guerre prend d’autres atours en devenant économique, et le plus fort finit par s’imposer. Inadaptée aux rapports de force, l’Europe ne fait pas le poids et assiste, malgré elle, au dépeçage de ses champions comme dans le cas d’Alstom, mais aussi d’entreprises moins connues qui constituent cependant la richesse du tissu industriel européen.

Andreas Fulda, politologue allemand  et professeur associé de politique à l’université de Nottingham, dissèque dans son ouvrage les relations sino-allemandes. L’Allemagne est un « hegemon réticent » qui, à défaut d’une politique étrangère trop affirmée, s’est défini par sa puissance économique  et commerciale. Depuis la guerre d’Ukraine qui a révélé sa surdépendance des hydrocarbures russes, elle est contrainte de revoir ses fondamentaux, tel le « changement par le commerce » : le credo selon lequel les échanges commerciaux contribueraient à démocratiser ses États partenaires. Quelle est, dès lors, la portée de la Zeitenwende, ce changement d’époque proclamé par Olaf Scholz en réponse à l’invasion russe en Ukraine : simple « effet de com » ou véritable volte-face de la  politique étrangère de l’Allemagne ? Qu’est-ce que cela signifie pour la politique de l’Allemagne envers la Chine, par analogie avec le précédent russe ?

De son côté, Carayon déplore le désengagement de l’État en Europe, alors  que dans de nombreux États extra-européens l’État ne décline pas. Il s’attelle ainsi à expliquer comment d’autres pays, les « États prédateurs », à l’aide de fonds souverains et d’entreprises publiques multinationales – outils d’un véritable capitalisme d’État –, partent à la conquête du monde – et en particulier de l’Europe. Cette Europe où l’État, atrophié à coups de politiques de déréglementations et de privatisations, est réduit à offrir un cadre attrayant pour l’établissement de capitaux étrangers, tout en sacrifiant sa capacité à défendre ses secteurs stratégiques. Cette Europe encore dont la vulnérabilité a été percée à jour lors de la crise économique et financière de 2008, qui a jeté « le discrédit sur l’idée qu’un marché, laissé au jeu des seuls intérêts privés, puisse contribuer au bien commun ou à la prospérité nationale ». Cette Europe finalement qui n’a que la « souveraineté » et l’« autonomie stratégique » à la bouche – mais n’est-ce pas là seulement de la rhétorique ?

Fulda porte également un jugement sévère sur les responsables politiques allemands des dernières décennies, dont le rôle s’est plus ou moins résumé à défendre les intérêts des grandes entreprises allemandes. Quatre d’entre elles, Mercedes, BMW, Volkswagen et BASF, considérées comme systémiques en raison de leur contribution à la base industrielle allemande et à la création d’emplois, sont dépendantes de la Chine et disposent d’un fort pouvoir de lobbying. L’auteur leur reproche une prise de risque inconsidérée, qui entraîne tout le pays dans une relation toxique avec la Chine. Il déplore l’embourbement de l’Allemagne dans sa culture de la « retenue » et sa tentation de continuer à se soustraire aux décisions tranchées. Pourtant, un État comme l’Allemagne, troisième puissance économique mondiale, ne peut raisonnablement rester neutre face au durcissement géopolitique en cours.

Carayon alerte sur l’urgence de faire primer les considérations sécuritaires sur les considérations économiques, à travers l’exemple des investissements chinois dans les infrastructures critiques européennes, tels les ports, ou à travers l’illustration de la conquête chinoise de pépites européennes dans la lignée du plan « Made in China 2025 ».

Fulda, quant à lui, illustre ses propos par des cas d’espèce comme celui de l’industrie solaire, de Volkswagen, de Kuka et de Huawei. Il appelle l’Allemagne à gagner en clarté et en assertivité, faute de quoi Pékin sera encouragé à continuer son bras de fer ; l’Allemagne doit cesser de se cacher derrière l’UE quand c’est bien à elle d’agir. Pour l’auteur, des clarifications s’imposent, notamment sur les questions de Taïwan ou du découplage face à la Chine.

Fulda et Carayon proposent des solutions plus concrètes aux problématiques soulevées dans leurs ouvrages respectifs : développer une politique industrielle au service des intérêts stratégiques de l’Europe, muscler la panoplie d’instruments de défense commerciale, optimiser l’instrument de filtrage des investissements directs étrangers entrants en Europe, développer un instrument de filtrage des investissements directs étrangers sortants, restreindre les échanges de biens à double usage…

Ces deux ouvrages peuvent aisément se lire de manière complémentaire, pour qui souhaite en apprendre davantage sur les velléités de puissances tierces de gagner en influence en Europe, et sur les défis que cela représente pour la prospérité et la sécurité de nos sociétés.

Marie Krpata

>> S’abonner à Politique étrangère <<