Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2025 de Politique étrangère (n° 1/2025). Claude-France Arnould propose une analyse de l’ouvrage de Yves-Thibault de Silguy, Mémoires d’un corsaire. Navigation dans les eaux agitées du pouvoir (Temporis Éditions, 2024, 228 pages).

Parmi tant d’études géopolitiques, d’essais sur l’Europe et sur la situation de la France, voici des leçons pour l’action, tirées d’expériences vécues, celles d’un diplomate français – si peu dans le style que les préjugés leur prêtent –, commissaire européen et entrepreneur. Le titre donne le ton et l’inspiration combative d’une aventure de cinquante ans, également partagée entre public et privé.
Ce qu’on nous dit ici est certes sévère et inquiet mais résolument tourné vers la mobilisation de nos atouts nationaux et européens, et le refus de se résigner à un déclin.
L’auteur nous mène de tempête en tempête, dont nous sommes souvent sortis plus forts. Il a connu cette rude « navigation » à bord de vaisseaux variés : dans l’administration française (Quai d’Orsay à sa sortie de l’ENA, Matignon lors de la première cohabitation, puis en tant que secrétaire général chargé de la coordination interministérielle pour les questions européennes), au sein de la Commission européenne (au cabinet du président Ortoli, puis en 1995 comme commissaire chargé des affaires économiques et monétaires) mais aussi dans l’industrie, notamment comme président du groupe Vinci.
Comment comprendre le passage de la vitalité et de l’influence de la France dans les années 1970 à la régression et au désarroi actuels ? Comment redresser le gouvernail ? Sont diagnostiquées les faiblesses d’un État « glouton » et « démodé », où le pouvoir politique se résigne face aux administrations, en même temps que l’État prend en charge directe des pans croissants de l’économie sans en avoir la compétence, accoutumant la société à une protection excessive.
Comment imaginer que la construction européenne vire plus au « cauchemar » qu’au « rêve » ? Silguy a directement vécu les hypocrisies politiques qui font de l’Union européenne un facile bouc émissaire, sans qu’on lui accorde crédit pour ce qu’elle a apporté à la France : assurément une ère de paix inouïe dans notre histoire, mais aussi des bénéfices qu’illustre l’auteur, à l’encontre des idées reçues, dans trois secteurs (la pêche, l’agriculture et le commerce). Quant au projet qu’il a mené à bien en tant que commissaire – l’euro –, il en rappelle la force, qui nous a protégés des crises de 2009-2010, a permis la stabilité des prix jusqu’au déclenchement de la guerre d’Ukraine et a accru la compétitivité des entreprises, en dépit d’une fragilité qui tient au non-respect des engagements de convergence économique.
L’euro fut la dernière grande réalisation européenne. Aujourd’hui, « l’Europe souffre d’un manque cruel de projets », même si beaucoup de décisions sont à mettre à son actif, face aux crises récentes – financière, sanitaire, stratégique. Seuls de « grands chantiers » mobilisent. L’élargissement n’en est pas un : la dizaine de promesses d’adhésion risque soit de « générer frustrations et frictions » si la perspective s’éloigne, soit de désintégrer l’Union, menacée d’un « syndrome de Babel ».
Face à un monde « mutant disruptif », Silguy donne des pistes pour « muscler » notre effort, consolider la paix face à Poutine – avec qui il s’est souvent entretenu –, remettre en marche le moteur franco-allemand qui demeure aussi pertinent que laborieux à entretenir, retrouver des projets, par exemple dans la défense, en ralliant les énergies et compétences à bon escient.
Tout le vocabulaire d’Yves-Thibault de Silguy est d’action. Comme l’expérience qu’il relate. Comme ce qu’il nous faut aujourd’hui.
Claude-France Arnould
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