Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2025 de Politique étrangère (n° 1/2025). Siméo Pont, chargé de mission auprès du directeur de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Ilia Barabanov et Denis Korotkov, La mort est notre business. La véritable histoire du groupe Wagner et de son fondateur Evgueni Prigojine (Flammarion, 2024, 384 pages).

Les auteurs, journalistes d’investigation russes contraints à l’exil depuis l’invasion de l’Ukraine, retracent la fulgurante ascension et la chute brutale du groupe Wagner, société militaire privée (SMP) russe, et de son fondateur Evgueni Prigojine.

L’ouvrage, alimenté par les Wagner Leaks (2 500 documents internes publiés en mars 2023), revient sur la mutation d’une « association de voyous mal armés » en un groupe paramilitaire déterminant dans la politique néo-impérialiste russe. Le groupe Wagner naît d’une rencontre entre un multi-condamné, magnat de la restauration, (Evgueni Prigojine) et un néonazi ex-colonel du GRU (Dmitri Outkine, alias Wagner). Fort de son assise financière – restaurants de luxe, casinos – et de sa proximité avec Poutine, Prigojine investit massivement dans cette milice à partir de 2014.

Parallèlement, il renforce la deuxième pièce maîtresse de son empire : la manipulation de l’information. Par le biais de l’Internet Research Agency (son « usine à trolls »), il orchestre une propagande en faveur du Kremlin et de ses intérêts internationaux. Cet ouvrage illustre la complémentarité de cette fabrique à fake news avec la stratégie d’expansion de la SMP.

Le groupe Wagner devient rapidement un outil de puissance au service de la politique étrangère russe. Principalement issus des services de sécurité et motivés par l’objectif commun de « gagner de l’argent à la guerre », les wagnériens participent à l’annexion de la Crimée, assurent la protection des intérêts pétroliers russes en Syrie et du régime d’Al-Assad, appuient les troupes dissidentes du général Haftar en Libye, et garantissent la sécurité de régimes en Afrique subsaharienne.

Pendant neuf ans, Wagner a bénéficié d’une absence de contrôle de la part des autorités russes et a pu compter sur leur soutien pour coordonner ses opérations et en dissimuler la nature brutale. Ce soutien matériel, juridique, politique et moral a facilité l’implantation de la SMP dans des pays fragiles, pour y mener de lucratives activités de « prédation financière » par la force et la déstabilisation.

Les auteurs relèvent que cette impunité reposait sur un accord tacite de soutien mutuel avec les autorités russes. Rapidement après le début de la guerre en Ukraine, la SMP fut mobilisée pour des missions spécifiques. La plus significative d’entre elles fut sa participation à la bataille de Bakhmout. Celle-ci dura neuf mois.

En juin 2023, convaincu de ne pas être soutenu, Prigojine prit la direction de Moscou à la tête de 25 000 hommes. Son objectif était de « punir le ministre de la Défense et le chef de l’état-major », qu’il tenait responsables de l’enlisement. Pour des raisons qui restent à élucider, il mit fin à cette mutinerie à quelques centaines de kilomètres de la capitale.

Deux mois après sa tentative de mutinerie contre le régime russe, Prigojine trouve la mort dans le mystérieux crash de son jet. Pour les auteurs, l’incident illustre l’essence même du système oligarchique et mafieux de l’État russe.

Bien que le groupe Wagner soit passé sous contrôle étatique depuis la mort de Prigojine, la collaboration entre État et mercenariat a révélé les intersections entre oligarchie, criminalité, guerre et politique : symptômes du régime de Poutine. L’enquête de Barabanov et Korotkov nous invite à considérer cet héritage comme un avertissement sur la mutation de la politique étrangère russe.

Siméo Pont

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