Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2025 de Politique étrangère (n° 3/2025). Vincent Piolet propose ici une analyse de l’ouvrage de Quinn Slobodian, Le capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie (Seuil, 2025, 368 pages).

Après son livre Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Paris, Seuil, 2022), l’historien canadien Quinn Slobodian, professeur à l’université de Boston, continue à analyser les effets du néolibéralisme sur les politiques contemporaines – le néolibéralisme étant défini ici comme les différentes variantes du libertarianisme, allant du minarchisme (État minimal) à l’anarcho-capitalisme (absence d’État). Cette dynamique a ses meneurs, à commencer par l’influent Milton Friedman après la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux magnats actuels de la Silicon Valley.
Cette fois-ci, Quinn Slobodian cartographie l’espace et identifie ce qu’il nomme les « zones », pour rendre compte des territoires qui sont passés d’une organisation appliquant les principes de l’État-nation et de la souveraineté des citoyens à une organisation appliquant un modèle autoritaire, où le gouvernement prend ses décisions en se libérant des contraintes démocratiques au nom de l’expertise. Des États-entreprises gérés par des managers, où les choix individuels ne résultent que de relations contractuelles, avec la seule accumulation de capital comme projet politique.
Hong Kong, Dubaï, Singapour ou le Liechtenstein, entre autres exemples, incarnent ainsi selon l’auteur un modèle libertarien qui tend à se diffuser, où la liberté ne se définit plus comme une condition nécessaire à l’émancipation et à l’accès à la citoyenneté, mais comme l’absence d’entrave à l’imposition de ses règles par le marché, sans délibération possible. Toute forme de citoyenneté populaire passant, par exemple, par des élections devenant inutile.
Quinn Slobodian inscrit son propos dans la continuité du chercheur français en philosophie politique Grégoire Chamayou, avec son livre La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (Paris, La Fabrique Éditions, 2018). Celui-ci analysait déjà l’histoire des stratégies déployées par un groupe d’acteurs, certaines entreprises et certains dirigeants, pour conjurer les formes de régulation sociale qui entravent le marché.
L’histoire détaillée de territoires passant d’une société gouvernée par des structures sociales anciennes à une société épousant le modèle libertarien – on retiendra la rapidité de cette transition dans le cas de Hong Kong – trouve un écho intéressant à l’heure où le président américain envisage la politique comme une succession de deals d’entreprise, avec rachat et aménagement de territoires selon les règles du Monopoly (Groenland, Canada), au mépris de la souveraineté des citoyens concernés.
On relèvera peut-être que les « zones » définies par Quinn Slobodian n’ont pas forcément eu besoin d’acteurs précis pour se former : le mode de production capitaliste impose une reconfiguration permanente de l’espace pour maintenir un taux de profit et ne pas s’effondrer, ceci sans avoir besoin de l’influence de magnats de la Silicon Valley ou des travaux de la Société du Mont-Pèlerin. Dans un monde désormais interconnecté, l’espace géographique, les « zones », deviennent finalement un facteur de production comme un autre.
Vincent Piolet
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