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Les États et la violence

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez désormais « l’archive de la semaine ».

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L’article « Les États et la violence » a été écrit par Jean-Pierre Colin, professeur à l’université de Reims, et publié dans le numéro 1/1978 de Politique étrangère.

Depuis l’époque déjà lointaine du Pacte général de renonciation à la guerre, depuis la fondation des Nations Unies, les États ont prétendu prohiber le recours à la menace ou à l’emploi de la force dans les relations internationales ; de même ont-ils tous en commun, détenteurs du monopole de la violence légitime, de prétendre faire respecter l’ordre public à l’intérieur de leurs frontières. Dans un monde « fini », entièrement placé — ou presque — sous des souverainetés qui se légitiment réciproquement, de telles prescriptions pourraient sembler conduire à une pacification progressive des relations humaines à l’échelle universelle, quel qu’en soit au demeurant le contenu politique, économique ou social. On sait qu’il n’en est rien. Les États restent confrontés à la violence. Elle peut s’exercer contre eux mais ils n’hésitent pas à s’en servir à l’intérieur de leurs frontières et aussi au-delà. Qu’elle trouve son origine dans la volonté d’un État constitué en tant que tel, d’un peuple aspirant à l’autodétermination ou encore d’un groupe isolé se croyant investi d’une destinée révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la violence prend à l’époque contemporaine des formes sans cesse renouvelées : elles ont placé les hommes politiques, les diplomates et les juristes devant des problèmes tout à fait nouveaux.

Déterminants des conflits et nouvelles formes de prévention

BruylantCette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (2/2014). Denis Bauchard propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Jean-Pierre Vettovaglia, Déterminants des conflits et nouvelles formes de prévention, (Bruxelles, Bruylant, 2013, 1092 pages).

Voici un ouvrage collectif qui s’inscrit dans une série de réflexions initiées par l’Organisation de la francophonie sur la prévention des conflits et la promotion de la paix. Après deux volumes consacrés respectivement à la médiation, et à la démocratie et aux élections, ce tome III aborde plus directement les déterminants des conflits et les nouvelles formes de prévention.

En fait, l’intérêt de cet ouvrage dépasse largement le champ des pays francophones. Les outils évoqués – prévention précoce, sanctions, dialogue et réconciliation, diplomatie humanitaire, ingénierie institutionnelle, recours à la justice pénale internationale – existent parfois depuis des décennies. Ces outils prennent cependant de nouvelles formes, bénéficient d’une nouvelle approche et d’un nouveau dynamisme.

Ce livre se veut un manifeste contre ceux qui entendent « donner ses chances à la guerre », pour reprendre l’expression d’Edward Luttwak. Or si l’on en croit la base de données du Heidelberg Institute for International Conflict Research, on pouvait déplorer, en 2012, 396 conflits dans le monde, un chiffre proche du record atteint dans le courant des années 1990, dont 80 % de conflits intra- ou infra-étatiques, défis majeurs de notre temps. Comme le constate Jean-Pierre Vettovaglia, la violence s’est fragmentée à l’initiative d’acteurs non étatiques, qui défient et supplantent des États dépossédés du monopole de la violence. Ces groupes armés ignorent naturellement les « règles du jeu » et ont souvent des objectifs mal définis. Nombre d’entre eux ne sont pas reconnus comme des interlocuteurs valables. Leur prolifération, en Afrique ou au Moyen-Orient, contribue à expliquer la multiplication des États faillis : Somalie, Soudan, Centrafrique, Liban relèvent de cette problématique. L’étude de Georges Corm montre comment les chefs de clans locaux ont conduit le Liban à la guerre civile en s’appuyant sur des protecteurs extérieurs – Israël, Arabie Saoudite, Syrie, États-Unis, France –, qu’ils instrumentalisent tout étant eux-mêmes manipulés. Le clivage traditionnel entre chrétiens et musulmans s’est mué en un clivage transcommunautaire qui traverse aussi bien chrétiens que musulmans sunnites, faisant de ce pays un champ de bataille où les acteurs extérieurs se livrent à une guerre sans merci.

PE 1/2014 dans les Reflets du Temps, « un chef d’oeuvre du genre » !

Reflets du tempsMartine L. Petauton, rédactrice en chef des Reflets du Temps, signe une recension élogieuse du numéro 1/2014 de Politique étrangère consacré à la Grande Guerre.

Vous pouvez lire l’article original ici.

Commémoration de la Guerre 1914-1918 ; livres à foison, milliers d’articles ; essais parfois difficiles pour apporter un regard neuf, voire inédit sur ce qui marque si terriblement l’entrée dans le XXème siècle. Surtout – commémoration oblige – risques divers de se laisser happer par l’émotionnel de l’image, du son, et – plus grave – d’entonner un consensus guerrier ou outrancièrement pacifiste, sans compter les sirènes des vibrato nationalistes à la sauce populiste…

C’est là que ce numéro spécial de PE/IFRI est un chef-d’œuvre du genre. Pas moins. La fonction essentielle d’une discipline – l’Histoire – y est particulièrement honorée dans tous les articles – de fond, comme d’habitude ici : « utiliser le passé pour comprendre le présent et se préparer à l’avenir ».

Certes, on en apprend – ou réapprend, sur ces 4 années de boucherie : 65 millions d’hommes mobilisés, 9 millions de tués, 20 millions de blessés, une à deux générations quasi totalement traumatisées…

L’été 14 est mis, comme il se doit, au centre de la table d’autopsie, notamment, par une excellente recension sur « Les somnambules » de Christopher Clark (2013). Plusieurs articles fouillés éclairent « la redéfinition de la guerre »ou « l’armée française et la révolution militaire » ; les moyens : « puissance incroyable de feu, nouveaux outils – chars, avions ». Modernité/hécatombe, terrible balancement qui n’est pas sans faire penser à celui du nucléaire qui suivra. Les erreurs énormes, assises sur leur socle d’obstinations ; les « théories de la guerre » ; redéfinir « la stratégie et lui donner une dimension politique ».

Particulièrement éclairé par plusieurs articles, et à bon droit, la faille, le contre-sens des Traités de paix : les leçons, là, font consensus : « le système diplomatique doit devenir contractuel ; les vaincus ne doivent pas être condamnés ni exclus mais intégrés à la paix des vainqueurs ; une mise à plat de ce qui s’est produit doit avoir lieu ; (la der des ders” ; guerre totale ? Paix totale ?) ».

Mais, l’héritage, la trajectoire, l’après – le maintenant ; le « quoi faire de 14/18 et comment vivre avec ce morceau d’Histoire en besace » est le cœur passionnant et novateur de ce numéro de PE. Ainsi, « États souverains, mondialisation et régionalisme » souligne que « nos pratiques actuelles naissent là : universalité des droits de l’homme, construction collective d’une sécurité, normes juridiques se voulant universelles… un état-nation réaffirmé, redessiné, et en prise avec l’international ».

Prospective appuyée depuis le balcon des années 20, sur l’Entre-deux Guerres ; la genèse de 40 étant bien évidemment dans les faits – peut-être plus encore, les têtes et les mentalités, et surtout les imaginaires de tous, concernant celle qui porte seule le nom de « Grande Guerre » (« à Verdun, du 21 Février 1916 au mois de Décembre 1916, un mort toutes les minutes du jour et de la nuit »). Plus en aval, descendant le fleuve jusqu’à nos pieds, « d’une démilitarisation, et son cortège de pacifisme, l’autre– la nôtre, l’européenne actuelle » : « de la canonnière d’Agadir à la Grande Guerre, du pacte Briand-Kellog au pacte Molotov Ribbentrop, des premières crises de la Guerre froide jusqu’à la détente, l’Europe s’est militarisée et démilitarisée au gré des circonstances… ».

Un « regard américain sur cette démilitarisation » est également proposé ; voir, aussi d’ailleurs : nécessaires postures historiques propres à la philosophie des revues de l’IFRI. Décentrage – fort utilement – des analyses habituellement européo-centrées, dans des articles-bijoux, tels que « le syndrome de Sèvres en Turquie, depuis 1920 », le parallèle pour les Asiatiques entre la géopolitique des années 14 et « l’exacerbation du nationalisme en Asie de nos jours », la « balkanisation du Moyen-Orient » des années 20 à maintenant » – remarquable – étant, pour autant, sujet plus connu de tous.

On aura compris que tous les articles charpentant cette pépite IFRI/PE du printemps – tous, jusqu’aux conseils de lectures de la fin – sont de haute valeur, et que choisir d’éclairer celui-ci ou celui-là est exercice difficile et surtout porteur d’injustice !

Pour autant, et de façon arbitraire, j’ai été particulièrement intéressée par 3 articles : « la place de l’Europe dans le monde ; d’hier à demain » de notre ancien Ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement ; billet appuyé sur son récent livre de 2013, « 1914-2014 l’Europe sortie de l’Histoire ». Il y a là un socle historique parfaitement maîtrisé qui peut du coup se permettre d’énoncer des thèses dont le pouvoir de conviction est percutant : ainsi, feu sur l’imagerie de l’enthousiasme « patriotique » ou nationaliste de l’été 14 ; conflit anglo-allemand bien plus que franco-allemand ; lente disqualification de la nation, depuis ; erreurs de la construction européenne. On connaît chez l’ancien ministre, et intellectuel de haut vol, la facette anti-européenne, voire souverainiste que cet article rend plus intelligible, plus convaincante, plus relative aussi, puisque en solide politique, Chevènement propose une autre construction européenne – une « Europe européenne », tirant toutes les leçons de son passé, dans lequel la Guerre de 14 fait particulièrement sens.

Pierre de Senarclens signe un brillant « 1941-2014 nation et nationalisme » qu’en aucun cas nul ne doit se dispenser de lire et méditer. Imaginaires lentement façonnés par tout le XIXème siècle, imprégnés de l’idée de Nation – porteurs, alors, de drapeaux hautement démocratiques. Les deux guerres ont fait voler en éclats fortement disparates les concepts qui vont avec, jusqu’à en dénaturer fortement le sens (quel point commun entre la nation de Valmy et celle, véhiculée ces jours-ci, par le Front National, par exemple ?). Énormes soubresauts actuels des cadres nationaux vécus comme étriqués face à la Globalisation ; mais – paradoxe toujours actif – la démocratie semble avoir du mal à s’émanciper de ce cadre national…

Enfin, voyage – passionnant – en Allemagne, dont – on le sait le passé ne passe pas, nous confirme Hans Stark. Militarisme allemand-Prussien, un temps, décliné à la « sauce » particulière du Nazisme, pacifisme de l’après-guerre, inévitable, accouchant de la « Puissance civile » actuelle (notre regard change du reste sur elle avec cet article). Bundeswehr de l’Allemagne Fédérale, et son histoire…

Véritable mine de réflexions des plus approfondies, et diverses, en capacité de nous équiper – vraiment – pour saisir les traces et les signes de la Grande Guerre face à aujourd’hui, et demain. Un superbe outil que nous donne là, la revue de PE de l’IFRI.

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Raymond Aron et la théorie des relations internationales (S. Hoffmann)

Né à Vienne (Autriche) en 1928, Stanley Hoffmann vit en France de 1930 à 1955, année de sa nomination comme professeur à Harvard. Il y enseigne, notamment, les sciences politiques et la civilisation française. En 1968, il fonde le Centre d’études européennes de Harvard, dont il reste président jusqu’en 1995, tout en enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’École des hautes études en sciences sociales. Immédiatement après la mort de Raymond Aron, Stanley Hoffmann offrait à Politique étrangère une synthèse de sa pensée, rendant ainsi hommage à une vision internationale d’un libéralisme lucide et réaliste. Ce texte a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, no 4/1983.

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L’ampleur de l’œuvre de Raymond Aron a toujours fait le désespoir de ses commentateurs – et de ses disciples. On peut s’attendre à la publication de divers textes inédits ; néanmoins, hélas, cette œuvre est désormais achevée. Ce qui devrait permettre d’étudier enfin, en profondeur, la contribution scientifique qu’elle a apportée – de séparer en quelque sorte les deux activités que Raymond Aron a menées de concert et a souvent entremêlées : l’activité proprement journalistique, commentaires d’une actualité qu’il se sentait le devoir d’élucider et d’interpréter, et l’activité du théoricien, philosophe de l’histoire, sociologue des sociétés contemporaines, ou critique de la pensée politique et sociale des grands auteurs.

La note qui suit n’a d’autre objet que de résumer brièvement ce qui me semble avoir été la contribution scientifique de Raymond Aron à la théorie des relations internationales. Je ne parlerai donc guère d’ouvrages, ou de parties d’ouvrages, qui relèvent avant tout du commentaire de l’actualité, ni même de ce qui, dans son œuvre, prend la forme du récit historique (comme la majeure partie de République impériale) ; je ne dirai rien non plus du premier volume de Clausewitz qui appartient au vaste domaine de la critique des grands auteurs. Je ne recommencerai pas non plus l’analyse détaillée de Paix et guerre que j’avais publiée peu après la sortie de ce maître livre.

Il n’est pas possible de se livrer à cette étude sans être frappé par l’originalité de l’apport de Raymond Aron. Par rapport aux travaux français antérieurs, avant tout : en gros, jusqu’au début des années 1950, la politique extérieure et les rapports entre les États étaient du ressort des historiens, des juristes, dans une moindre mesure des économistes. C’est Raymond Aron qui, dans ce pays, a véritablement créé une discipline autonome des relations internationales, située au carrefour de l’histoire, du droit, de l’économie, mais aussi de la science politique et de la sociologie, et caractérisée par ce que l’on pourrait appeler un ensemble cohérent et rigoureux de questions, qui tendent à rendre intelligibles les règles constantes et les formes changeantes d’un type original d’action : celui que mènent sur la scène mondiale les représentants des unités, diplomates et soldats, autrement dit la conduite diplomatico-stratégique. Les lois et modalités de cette conduite faisaient déjà, à la même époque, l’objet de travaux importants aux États-Unis, et Raymond Aron n’a jamais cessé, dans ses livres et articles, de dialoguer avec ses collègues d’outre-Atlantique (en particulier Hans Morgenthau, l’émigré allemand dont l’influence fut si forte dans son pays d’adoption, à la fois sur les universitaires et sur les praticiens, Henry Kissinger – qui a été l’un et l’autre – tout particulièrement). Mais, par rapport aux spécialistes américains des relations internationales, l’originalité de Raymond Aron éclate aussi : comme nous le verrons, son coup d’œil est plus vaste, ses constructions sont plus souples (ce qui lui fut parfois reproché par des esprits avides de certitudes…), et ses analyses ont parfois précédé celles d’outre-Atlantique.

LA SPÉCIFICITÉ DES RELATIONS INTERNATIONALES

L’ambition de Raymond Aron est à double face – par un paradoxe fort caractéristique, sa pensée est à la fois audacieuse et modeste. L’audace apparaît dans la volonté même de présenter une théorie générale, en partant de ce qui fait la spécificité des relations internationales : « la pluralité des centres autonomes de décision, donc du risque de guerre », ou encore « la légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs ». Il en découle, en premier lieu, une règle impérative de conduite pour ceux-ci : « la nécessité du calcul des moyens » ; en second lieu, les six questions fondamentales pour l’étude des constellations diplomatiques (trois questions objectives : détermination du champ, configuration des rapports de puissance dans ce champ, technique de guerre ; et trois questions subjectives ou « idéologico-politiques » : reconnaissance réciproque, ou non, des unités, rapports entre politique intérieure et extérieure, sens et buts de cette dernière) ; en troisième lieu, la mise en forme des réponses à ces questions dans l’étude des systèmes internationaux – ensembles organisés en fonction de la compétition entre leurs unités – et dans la typologie de ces systèmes (pluripolaires et bipolaires). L’analyse des systèmes a été très poussée aux États-Unis, vers la fin des années 1950. Mais celle de Raymond Aron est doublement originale. D’une part, comme il met l’accent sur la spécificité des relations internationales, sur la différence fondamentale entre politique extérieure et politique intérieure, entre le type idéal de la conduite diplomatico-stratégique (absence de pouvoir supérieur aux unités, absence ou faiblesse des valeurs communes) et le type idéal de la conduite que l’on pourrait appeler civique, il prend soin de partir de concepts propres aux relations internationales, alors que ses collègues américains partent souvent de « concepts qui s’appliquent à d’autres domaines que celui des relations internationales », tels que puissance et conflit. Raymond Aron, lui, prend soin de spécifier la différence entre la « politique de puissance » dans un milieu que domine le risque de recours à la force par les unités en compétition, et l’usage du pouvoir de contrainte au sein d’une collectivité par l’État qui en a le monopole, et il distingue aussi les tensions et conflits – matière première de toute société – des guerres – conflits violents entre unités politiques. D’autre part, la conception que Raymond Aron a des systèmes et de leur force contraignante ou déterminante par rapport aux unités qui en sont les éléments constitutifs est beaucoup plus modeste que celle d’un Morton Kaplan par exemple.

C’est là l’autre face de son entreprise théorique. Nul n’a montré de façon plus convaincante l’impossibilité de parvenir ici à un « système hypothético-déductif […] dont les relations entre les termes (ou variables) revêtent […] une forme mathématique » ; et cela, parce qu’à la différence d’autres actions, celle du diplomate et du soldat n’a pas de « fin rationnelle » comparable à celle du joueur de football (gagner) ou des sujets économiques (maximiser les satisfactions). Il en résulte, d’abord, que la théorie ne saurait guère aller au-delà d’une « analyse conceptuelle » qui a pour objet de « définir la spécificité d’un sous-système, [de] fournir la liste des principales variables, [de] suggérer certaines hypothèses relatives au fonctionnement d’un système ». Il en résulte ensuite que cette théorie ou conceptualisation est beaucoup plus difficile à séparer de l’étude sociologique et historique concrète (dont dépend l’intelligibilité des conduites des acteurs, de leurs calculs de forces et des enjeux des conflits), que dans le cas de la théorie économique : comprendre un système, ce n’est pas saisir les règles d’un jeu entre entités abstraites, x, y ou z, mais savoir quels sont les traits originaux d’États nationaux bien différenciés, par exemple. C’est pourquoi les systèmes sont « au sens épistémologique du terme, indéfinis » : « d’aucune théorie on ne saurait déduire comme conséquence nécessaire la mise à mort industrielle de millions de Juifs par les hitlériens », ni d’ailleurs les relations interindividuelles ou interétatiques qui constituent le commerce pacifique entre les collectivités. Autrement dit, la conceptualisation de Raymond Aron mène à la théorie de ce que Rousseau avait nommé « l’état de guerre », non à celle de la société transnationale ou du système économique mondial, qui obéissent à d’autres règles, à une autre logique ; et même dans son domaine légitime elle ne permet pas de saisir, à elle seule, le comportement des acteurs.

Lorsque Raymond Aron traite de celui-ci, ses analyses semblent se rattacher à l’école « réaliste », école illustre et vénérable, puisque l’on peut compter parmi ses membres le père fondateur de l’étude des relations internationales, Thucydide, Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes, le sociologue Max Weber tant admiré par Raymond Aron, et, parmi les contemporains, Hans Morgenthau, Edward H. Carr, le théologien protestant américain Reinhold Niebuhr et George Kennan : nécessité du calcul des forces, rôle déterminant de la force parmi les éléments de la puissance, permanence des ambitions nationales et des périls pour la survie, impératif de l’équilibre, impossibilité d’une « morale de la loi » et d’une paix par le droit, sagesse d’une morale de la responsabilité plutôt que d’une éthique de la conviction, importance des facteurs géopolitiques dans la détermination des objectifs des États, rôle primordial de ceux-ci parmi tous les acteurs sur la scène du monde, possibilité de concevoir la politique comme « l’intelligence de l’État personnifié » (plutôt que comme celle d’une classe ou d’une idéologie, ou comme un processus complexe et indécis), tels sont les points communs à tous les « réalistes ».

Mais si l’on compare Raymond Aron aux autres, on découvre quatre séries de différences. La plus importante est d’ordre conceptuel. D’une part, comme on l’a déjà vu, Raymond Aron se distingue de Machiavel, Hobbes et Morgenthau en refusant de voir dans la quête de la puissance l’essence de toute politique, en distinguant politique intérieure et extérieure, et aussi puissance comme moyen et puissance comme fin. D’autre part, en ce qui concerne le domaine spécifique des relations internationales, il se méfie de concepts passe-partout qui semblent au premier abord cerner la spécificité de la conduite diplomatico-stratégique, mais se révèlent équivoques ou dangereux à l’analyse. C’est ainsi qu’il pourfend la notion d’intérêt national, clef de voûte de la théorie de Morgenthau, mais formule tirée d’« une pratique et [d’] une théorie des époques heureuses », où existait « un code non écrit du légitime et de l’illégitime », alors que dans les périodes révolutionnaires « aucune puissance ne restreint ses objectifs à l’intérêt national, au sens qu’un Mazarin ou un Bismarck donnait à ce terme », et que cet intérêt est alors largement défini en termes idéologiques.

La critique des concepts trop abstraits et simplistes est liée à un trait essentiel du « réalisme » aronien : il renoue avec Thucydide en plongeant en quelque sorte la théorie dans l’histoire, afin de veiller à ce que celle-là n’aille jamais au-delà de ce que celle-ci enseigne, et ne soit pas plus rigide et plus prescriptive que ce que l’histoire permet : sur ce point, le contraste avec les ambitions normatives et la volonté de prévision des théoriciens américains est frappant. Il s’agit aussi de soumettre les concepts généraux à la critique de l’histoire. Pour Raymond Aron, la théorie devait à la fois compléter et s’insérer dans la « sociologie historique » des relations internationales. C’est l’histoire, en effet, qui montre la nature indéfinie des systèmes. Raymond Aron a toujours rejeté les déterminismes et les thèses « monistes » qui cherchent à expliquer des phénomènes complexes par un seul facteur. Il a toujours cherché à séparer les causes profondes des accidents, et à montrer comment s’opérait la conjonction de séries historiques distinctes. « Le cours des relations internationales reste suprêmement historique, en toutes les acceptions de ce terme : les changements y sont incessants, les systèmes, divers et fragiles, subissent les répercussions de toutes les transformations […], les décisions prises par un ou quelques hommes mettent en mouvement des millions d’hommes et déclenchent des mutations irréversibles… ». C’est dans Les Guerres en chaîne (1951), lorsqu’il analysa les origines et la dynamique de la guerre de 1914, qu’il a le plus puissamment montré comment un « raté diplomatique » et une « surprise technique » se sont conjugués pour produire une catastrophe dont personne ne voulait, et une « guerre hyperbolique » entièrement imprévue. Plus tard, il devait, dans son livre sur la diplomatie américaine, montrer à la fois le caractère inévitable de la guerre froide, et le côté beaucoup plus accidentel de certains de ses développements.

Une troisième différence importante porte sur l’idée, si fréquente chez les « réalistes », du primat de la politique extérieure. Un théoricien américain contemporain, Kenneth Waltz, que l’on peut rattacher à cette école a, pour édifier une théorie rigoureuse des relations internationales, voulu ramener celle-ci à l’étude des rapports entre la structure du système (définie comme la distribution de la puissance entre les unités) et les relations que celles-ci ont les unes avec les autres : ce qui revient à exclure toute considération de ces « sous-systèmes » que constituent les régimes politiques et économiques, les rapports sociaux, les idées, au sein des unités. Raymond Aron – même s’il a parfois, comme dans République impériale, traité trop rapidement des déterminants intérieurs d’une politique étrangère – a affirmé que « la théorie des relations internationales ne comporte pas, même dans l’abstrait, une discrimination entre variables endogènes et variables exogènes». C’est « la parenté ou, au contraire, l’hostilité des régimes établis dans les États » qui dicte la distinction importante entre systèmes homogènes et systèmes hétérogènes (empruntée à Panayis Papaligouras) – une distinction qui résulte de l’idée que « la conduite extérieure des États n’est pas commandée par le seul rapport des forces » : les objectifs sont partiellement fixés par la nature du régime et par son idéologie. L’issue des conflits limités de l’ère nucléaire n’est pas, elle non plus, dictée par le seul rapport des forces, comme l’a montré la guerre du Vietnam : là, c’est l’impossibilité de parvenir au « but politique » – un gouvernement sud-vietnamien capable de se défendre seul – qui a entraîné la défaite militaire du plus fort.

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