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L’article « Les États et la violence » a été écrit par Jean-Pierre Colin, professeur à l’université de Reims, et publié dans le numéro 1/1978 de Politique étrangère.

Depuis l’époque déjà lointaine du Pacte général de renonciation à la guerre, depuis la fondation des Nations Unies, les États ont prétendu prohiber le recours à la menace ou à l’emploi de la force dans les relations internationales ; de même ont-ils tous en commun, détenteurs du monopole de la violence légitime, de prétendre faire respecter l’ordre public à l’intérieur de leurs frontières. Dans un monde « fini », entièrement placé — ou presque — sous des souverainetés qui se légitiment réciproquement, de telles prescriptions pourraient sembler conduire à une pacification progressive des relations humaines à l’échelle universelle, quel qu’en soit au demeurant le contenu politique, économique ou social. On sait qu’il n’en est rien. Les États restent confrontés à la violence. Elle peut s’exercer contre eux mais ils n’hésitent pas à s’en servir à l’intérieur de leurs frontières et aussi au-delà. Qu’elle trouve son origine dans la volonté d’un État constitué en tant que tel, d’un peuple aspirant à l’autodétermination ou encore d’un groupe isolé se croyant investi d’une destinée révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, la violence prend à l’époque contemporaine des formes sans cesse renouvelées : elles ont placé les hommes politiques, les diplomates et les juristes devant des problèmes tout à fait nouveaux.

Ces problèmes ont été posés dans le cadre de l’organisation internationale et ont conduit d’ores et déjà à de nouvelles réglementations. Ces dernières méritent d’autant plus qu’on y réfléchisse que les discussions qui y ont conduit — ou qui vont y conduire — ont été le fruit d’une confrontation planétaire sans précédent et qu’elles ont permis de faire apparaître des enjeux politiques de première importance. Comme le rappelait ici naguère
H. Meyrowitz, le droit international applicable en ces domaines était jusqu’alors quasi- exclusivement d’origine européenne : si aujourd’hui des règles nouvelles apparaissent, elles ne peuvent surgir que d’un effort commun auquel sont associés aussi bien les anciennes puissances que les États socialistes ou encore, et surtout, les États du Tiers Monde, directement concernés et largement majoritaires dans les instances internationales.

L’attitude de ces derniers est d’ailleurs complexe et ils sont loin, en ce domaine, de rejeter l’héritage du droit traditionnel ; ils préfèrent chercher à l’utiliser en créant de nouvelles conditions qui permettent, sinon d’en détourner le sens, du moins de le plier à leurs exigences politiques propres. Ce n’est pas dire bien sûr qu’ils soient unanimes en ces questions mais leurs prises de position procèdent néanmoins d’une sensibilité commune. En réalité, ces États, souvent très jeunes, vivent le problème de la violence dans une contradiction ouverte : fragiles, ils cherchent à se prémunir contre la violence que peuvent exercer à leur encontre d’autres États, spécialement les grandes puissances, et ils mettent en avant des règles limitatives ; fragiles encore et toujours, ils sont néanmoins peu soucieux de se lier les mains à l’avance et de s’interdire de recourir à la violence sous toutes ses formes dès lors que leur survie est en jeu, ils sont alors tentés de rejeter une réglementation trop contraignante. Cette contradiction peut être saisie à travers tous les efforts entrepris pour aboutir à l’adaptation des règles juridiques applicables aux conditions de notre temps. Ces efforts eux-mêmes vont d’ailleurs dans des directions tout à fait opposées : il s’agit de développer le droit humanitaire applicable dans les conflits armés et donc d’étendre la protection due à des hommes qui ont recouru à la violence ; mais il s’agit aussi de lutter contre le terrorisme et donc d’aggraver la répression dont relèvent d’autres hommes (mais, dans certains cas tout au moins, est-ce que ce ne seront pas les mêmes ?) qui, eux aussi, ont eu recours à la violence.

Encore une fois, ce qui caractérise d’abord la majorité des États, c’est, en ces domaines, une certaine sensibilité, dont les témoignages ne manquent pas. Le dernier en date est peut-être l’adoption par l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 14 décembre 1976, d’une résolution 3191 (XXXI) sur la non-intervention dans les affaires intérieures des États. Cette résolution, adoptée par la grande majorité des États (99 voix), contre la seule volonté des États-Unis, avec l’abstention de 11 États développés, tout en dénonçant toute forme d’intervention, spécialement l’envoi de mercenaires, condamne « toute technique avouée, subtile et complexe de coercition, de subversion et de diffamation visant à perturber l’ordre politique, social ou économique d’autres États ou à déstabiliser les gouvernements qui cherchent à libérer leur économie du contrôle ou de la manipulation de l’étranger ». Comme on l’a souligné, « cette résolution met en lumière les aspects très complexes du principe de la non- intervention et ses rapports avec d’autres principes énoncés dans la Charte (des Nations Unies) : principe de l’autodétermination (dans ses implications internes et internationales), mais aussi principe du non-recours à la force ». Nous nous permettons d’ajouter qu’elle vise des cas concrets très précis et qu’elle traduit une véritable angoisse devant certaines formes modernes d’ingérence. C’est, de toute évidence, ici que s’expriment le plus nettement les pensées, puis les arrière-pensées, de la majorité des États lorsque sont discutés les problèmes soulevés par la violence dans ses formes internationales. Les pays socialistes l’ont bien compris et, par exemple, la proposition soviétique de conclure un Traité mondial sur le non-recours à la force dans les relations internationales, si elle n’est pas purement superfétatoire du fait de nombreux engagements antérieurs auxquels d’ailleurs elle se réfère, peut sembler s’inscrire dans le champ de cette sensibilité contemporaine propre aux pays petits et moyens peu développés. A vrai dire, la lecture du projet de Traité, très général et en définitive très classique dans sa forme, ne permet pas de l’affirmer ; guère davantage les discussions auxquelles le projet a donné lieu, on y verra plutôt un instrument de propagande, mais qui rejoint évidemment dans son principe les vœux des États du Tiers Monde. Les conditions concrètes dans lesquelles se trouve chaque État interviennent ici au premier chef pour déterminer son attitude : l’intervention étrangère qu’il condamne avant tout, c’est celle dont il craint d’être la victime désignée ; qu’on se souvienne de la subtile dialectique de Fidel Castro appréciant en 1968 l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, elle était très claire à cet égard.

De la sorte, les efforts entrepris en commun dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies ou dans celui des Conférences diplomatiques spécialisées, telle la Conférence de Genève « sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés », se heurtent à un obstacle majeur : il est, en effet, très difficile de concilier la volonté occidentale d’abstraction, aussi bien dans la protection (droit humanitaire) que dans la répression (terrorisme individuel) avec la nécessité pour les autres États de se protéger concrètement, en se réservant au besoin les possibilités de le faire par tous les moyens. Ce n’est qu’à un certain degré de la contradiction qu’elle peut être surmontée, lorsque, par exemple, la violence menace tous les États, grands, petits et moyens, et peut-être d’abord les plus faibles : alors, l’accord devient possible. […]

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