Bernard Rougier, directeur du CEDEJ (Le Caire) et auteur notamment de l’ouvrage L’Oumma en fragments (PUF, 2011), publiera un article sur l’évolution de la situation politique en Egypte dans le n°1/2012 de Politique étrangère. En attendant la parution de cet article, il répond à trois questions sur la poussée de l’islamisme dans ce pays, en exclusivité pour le blog de Politique étrangère.

Comment interpréter la victoire des Frères musulmans aux élections législatives égyptiennes?

La victoire des Frères musulmans égyptiens résulte d’abord d’un effet naturel de sympathie vis-à-vis de l’organisation qui a le plus souffert de la répression pendant le gouvernement de Hosni Moubarak, surtout pendant les dernières années de sa présidence. Cet élan de solidarité évoque les scores du Parti communiste en France après la Seconde Guerre mondiale. Les Frères ont aussi bénéficié pendant la période électorale de très grandes ressources en termes de mobilisation et d’organisation interne; ils ont mené leur campagne électorale avec beaucoup de pugnacité, accompagnant pour cela les électeurs jusqu’aux portes des bureaux de vote. Ils étaient par ailleurs avantagés par un découpage électoral valorisant des circonscriptions électorales de très grande taille, propre à favoriser les partis idéologiques  et à fragiliser les notabilités locales.  On peut dire des Frères qu’ils sont l’équivalent dans la société de ce qu’est l’armée dans l’Etat : une organisation structurée, hiérarchisée, qui valorise à l’extrême le culte de l’obéissance et du secret. Dans cette période de grande instabilité, ce n’est pas un hasard si ce sont ces deux institutions qui dirigent aujourd’hui le pays. Enfin, la confrérie dispose de services sociaux particulièrement précieux en cette période de paupérisation de la société égyptienne. Répondre à la crise sociale sera le premier défi de cet « islamisme de gouvernement » aujourd’hui majoritaire au parlement. Sur un plan institutionnel, les islamistes seront peut-être les instruments involontaires du passage du régime présidentiel – souvent associé à la dictature au Moyen-Orient – au régime parlementaire, ce qui ne manque pas d’ironie pour un courant plutôt hostile aux « lois humaines ».

Que signifie le score élevé des salafistes d’al-Nour?

Le score élevé – plus de 120 députés – du parti salafiste al-Nour (« la Lumière ») est la grande surprise de l’élection. Aucun observateur n’avait anticipé pareil résultat. Le parti est une émanation d’un groupe de cheikhs salafistes installés dans la ville d’Alexandrie. Ces cheikhs, qui sont aussi médecins ou chirurgiens, étaient d’anciens militants de « l’association islamique » (Gamâ’a islâmiyya) de la Faculté de médecine de l’Université d’Alexandrie qui avait pour fonction de lutter contre les groupuscules gauchistes, avec les encouragements du président Sadate. Dans les années 1980, ils sont entrés en conflit avec les Frères musulmans désireux de contrôler cette association islamique. C’est de cette période que remonte leur caractère hybride : aussi efficaces que les Frères sur le plan organisationnel, auxquels ils ont emprunté les techniques de mobilisation, mais beaucoup plus intransigeants sur le plan religieux. Revendiquer la propriété des origines (le sens étymologique du mot arabe « salaf  » renvoie à la communauté des premiers musulmans) leur permet de définir le sens de l’appartenance à la communauté musulmane. Mobiliser les croyants à partir d’une lecture directe du corpus religieux – Coran et hadîth (paroles prophétiques) –  fait apparaître, par contraste, les Frères musulmans comme une organisation mondaine plus soucieuse d’occuper le pouvoir que de servir Dieu. Les salafistes ont aussi bénéficié de l’imprégnation religieuse de la société égyptienne provoquée par l’éclosion des chaînes satellitaires dans la seconde partie des années 2000. Enfin, ils ont su faire preuve de beaucoup de pragmatisme dans la composition de leurs listes électorales.

Que vous inspirent les comparaisons entre l’Egypte post-Moubarak et, d’une part, la révolution iranienne de 1979 et, d’autre part, la Turquie de l’AKP?

Les comparaisons avec la révolution iranienne ne sont pas convaincantes. En Iran, Khomeyni avait progressivement éliminé ses partenaires de la révolution, par la force, en occupant une position idéologique radicale au moment de la prise de l’ambassade américaine, et en maîtrisant l’appareil sécuritaire. En Egypte, les Frères musulmans, arrivés au pouvoir par la participation électorale, doivent composer avec l’armée, qui garde une position d’arbitre. Ni les Frères, ni l’armée n’ont la volonté – et même les moyens – d’éliminer une force politique de manière radicale et définitive. Pour des raisons différentes, ils doivent ménager un certain pluralisme politique pour construire des alliances et peser sur les jeux de pouvoir. Les représentants de l’utopie révolutionnaire à l’origine de la chute de Moubarak, s’ils ont fait un piètre score aux élections législatives, gardent une forte capacité de mobilisation et peuvent s’enorgueillir d’être à l’origine du changement politique – même s’ils jugent que celui-ci est encore inachevé. Le retour à une forme d’autoritarisme dans les relations Etat/société, comparable à celle qui a prévalu pendant trente ans, semble difficile à imaginer. Les Frères seront très vite confrontés à une série de tests – leur attitude au Parlement sur la levée pleine et entière de l’état d’urgence – qui permettra d’évaluer leur propension démocratique. Enfin, il n’y a pas de personnalité charismatique du type Khomeyni capable d’unifier le sens du processus révolutionnaire à son seul profit – ce dont les Egyptiens peuvent se réjouir. Le modèle turc peut-il servir à lire la situation égyptienne ?  C’est très incertain, en raison de la faiblesse relative de la classe moyenne égyptienne, et de la proximité d’enjeux régionaux – Gaza, la Libye, le Sinaï – qui peuvent bouleverser à tout moment les règles du jeu.