Clémence Pène, qui termine une thèse de doctorat sur le lien entre technologie et politique aux États-Unis, a publié un article intitulé « La nouvelle “science électorale” américaine », dans Politique étrangère 2/2013.
Elle répond à trois questions pour politique-etrangere.com.

00-PE-2-2013-CVsmallQu’est-ce que la nouvelle « science électorale » américaine et comment a-t-elle aidé Barack Obama à remporter l’élection présidentielle de 2012 ?
J’ai appelé « nouvelle science électorale » américaine l’ensemble de techniques électorales qui renouvellent la science électorale traditionnelle – sondages, marketing, mobilisation des électeurs – à travers les technologies les plus sophistiquées, en particulier dans le domaine du web et des données. Souvent considérés – en particulier en France – comme de simples « équipements » de campagnes, les dispositifs de campagne numérique s’appuient en effet désormais aux États-Unis sur des techniques de gestion et d’interprétation de données des électeurs proprement scientifiques. L’article détaille la façon dont Barack Obama a pu s’appuyer sur un Parti démocrate transformé en machine à gagner par la rénovation de ses bases de données. Mais c’est surtout pendant la campagne que Barack Obama a pu s’appuyer sur un véritable « laboratoire de la victoire » structuré autour des départements « data » et « analytics ». Dès 2008, chaque séance de phone bank dans un appartement individuel et de porte-à-porte fait l’objet d’un rapport en ligne (reporting). Et lors de la campagne de 2012, les expérimentations en matière de testing de messages prennent une ampleur scientifique : pour évaluer le potentiel d’ouverture et de clic de chaque courriel envoyé à la base militante, chaque email compte jusqu’à 26 types de formulation personnalisée. En général, chaque message connaît entre quatre et six brouillons différents, avec trois subject lines différentes. Les thèmes et éléments de langage, traditionnellement testés en focus groups et en sondages sont désormais directement envoyés à des échantillons aléatoires d’électeurs par mails. Loin des mass media, la campagne s’est concentrée sur les interactions individuelles pour mieux définir sa stratégie de terrain. La science électorale développée par les équipes d’Obama a également été utilisée pour optimiser la répartition des ressources à l’intérieur de la campagne, notamment en matière d’investissement dans les publicités télévisées, les gains de chaque activité de campagne étant mesurés par les équipes du département « analytics ».

Comment la masse de données récoltées en 2012 est-elle maintenant utilisée par l’administration Obama II ?
Les craintes ou les ambitions suscitées par l’utilisation des bases de données dans la campagne posent des enjeux démocratiques puisque la campagne d’Obama a permis à un million de personnes de s’inscrire sur les listes électorales. L’administration Obama II n’a pas le droit d’exploiter directement les données des volontaires collectées pendant la campagne, mais les techniques de science électorale ont survécu à la période électorale : cette masse de données récoltées en 2012 est désormais utilisée par Organizing for Action, l’organisation qui a pris le relais de l’infrastructure de campagne Obama for America (OFA). Il s’agit maintenant pour le camp démocrate de convertir la base militante mobilisée autour de l’élection présidentielle pour soutenir la politique gouvernementale. La première opération politique de remobilisation des listes d’Obama for America a pris place dès décembre 2012. Depuis, chacune des réformes engagées par le gouvernement – réforme du port d’armes, loi sur l’immigration – a fait l’objet d’appels à la mobilisation similaires. Ce qui est frappant, c’est que ce système s’appuie exactement sur les mêmes techniques de mobilisation que la campagne. Mais cette fois, ces emails au ton familier, aux subject lines tantôt drôles, tantôt alarmistes, tendent à être adressés aux parlementaires. Le fundraising repose toujours sur un système de tirage au sort : par exemple, cette semaine, on me propose de donner 15 dollars pour être en backstage à la prochaine conférence du Président. Ce ton d’alerte permanente – pour des urgences parfois relatives (« Donnez quatre dollars avant minuit pour être considéré comme un membre d’OFA ») – peut-il durer quatre ans sans s’essouffler ? La question de la pérennisation de ces techniques au-delà de l’élection et leur diffusion chez les Républicains ou à l’étranger est toujours en suspens. Surtout, pourront-elles survivre à leur ultime contenu mobilisateur, c’est-à-dire Barack Obama ?

Les partis politiques français cherchent-ils à s’inspirer de la « science électorale » américaine ?
Les partis politiques français cherchent sans aucun doute à s’inspirer de la « science électorale » américaine.
L’intérêt des pays d’Europe occidentale, et en particulier de la France pour les techniques de campagne américaine ne sont pas un phénomène récent et « l’américanisation » a donné lieu à de nombreux travaux dès les années 1980 (voir par exemple, Global Political Campaigning, Plasser & Plasser). Les innovations dans le champ du numérique semblent avoir donné lieu à une seconde vague d’américanisation, ou tout du moins, d’« obamization » des campagnes électorales. Les partis politiques français assument plus ou moins leur démarche d’inspiration, voire d’importation. La droite française a toujours suivi finement les évolutions du marketing américain et a tenté en son temps de développer sa propre plate-forme d’organisation sur le modèle de MyBarackObama.com, tout comme Europe Écologie, qui expérimente du côté du don en ligne avec un ton « grassroots », non sans succès. Mais c’est le Parti socialiste qui offre les exemples de circulation les plus frappants. Un épisode exemplaire est celui de la « mission » organisée en 2009 par le think tank Terra Nova sur les « leçons » de la première campagne de Barack Obama : elle avait pour objectif officiel l’importation des bonnes « recettes » américaines. Parmi les recommandations du rapport final, porté notamment par Benoît Thieulin et Arnaud Montebourg, on retrouve quelques-unes des récentes innovations partisanes les plus marquantes : l’instauration de primaires, le développement d’une plate-forme de coordination militante interne – la Coopol, le déploiement du porte-à-porte à grande échelle, et… la sophistication des bases de données. Ce dernier point est le plus discret mais pour sûr un chantier en cours dans les partis politiques français où l’intérêt pour la qualification des bases de données, la précision du mailing et l’interprétation des indicateurs est croissant. Bien sûr, l’exemple de la collaboration de Hollande 2012 avec l’agence digitale de Barack Obama, Blue State Digital, en est une autre illustration, bien que la mise en œuvre de la « science électorale » ait été en réalité limitée dans la pratique… et dans le temps, puisque la base de données Hollande2012 a, contrairement à celle d’OFA, été abandonnée.

Clémence Pène
Propos recueillis par Marc Hecker le 4 juillet 2013

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