Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n°4/2016). Alain Antil, responsable du programme Afrique subsaharienne de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Felwine Sarr, Afrotopia  (Éditions Philippe Rey, 2016, 160  pages).

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Le texte de cet économiste et enseignant sénégalais est une réflexion sur l’avenir de l’Afrique et la nécessité pour le continent de trouver sa propre voie vers la modernité, sans s’enfermer dans des modèles exogènes (celui des colons hier, celui des institutions internationales et des agences d’aide aujourd’hui), conduisant irrémédiablement à une impasse. Pour ce faire, la première étape est de ne plus se laisser définir par d’autres mais de se définir soi-même.

Ainsi, l’Afrique doit-elle fixer ses propres objectifs, puiser dans ses potentialités, renouer avec son passé précolonial sans toutefois l’idéaliser, ni s’extraire de la mondialisation par un afrocentrisme clos sur lui-même. Il faut enfin fonder une utopie : « L’Afrotopos est ce lieu autre de l’Afrique dont il faut hâter la venue, car réalisant ses potentialités heureuses. » Le projet est donc de contribuer à « réparer » un continent meurtri par des siècles de traite, de colonisation et de domination néocoloniale, pour qu’il recouvre sa dignité et son estime de soi. L’auteur va dresser la liste des chantiers à mettre en œuvre, et des atouts sur lesquels s’appuyer.

Pour travailler à un « décentrement épistémique », à une réflexion s’éloignant méthodiquement de la « bibliothèque coloniale », l’auteur s’inscrit dans des parrainages de penseurs incontournables comme Valentin-Yves Mudimbe, Fabien Eboussi Boulaga, Achille Mbembé, ainsi que des figures tutélaires comme Cheikh Anta Diop ou Franz Fanon. Le plus grand mérite de ce livre est d’ouvrir au lecteur une série de débats intellectuels très vifs en cours sur le continent, sur la place des langues africaines dans l’éducation, la nécessaire « décolonisation » des sciences humaines, la refondation de l’université ou encore le refus d’un individualisme forcené… Pourtant, malgré les indéniables qualités de cet ouvrage, et en particulier de son questionnement central, son propos est affaibli par plusieurs travers.

Comme l’écrivain s’accorde la licence poétique, Felwine Sarr s’arroge parfois le droit d’avoir un rapport distancié avec la réalité puisqu’il situe son projet dans les essences et veut contribuer à l’utopie. Du flou de certains de ses propos doit pouvoir sourdre une pensée salutaire. Mais, fatalement, celle-ci se retrouve parfois fâchée avec l’histoire, ou en tout cas une histoire précise et étayée scientifiquement. Ainsi, comment aujourd’hui parler de la traite esclavagiste en évoquant la seule (et évidemment importante) traite atlantique ? Comment peut-on affirmer, sans s’enfermer dans une pensée performative, que toutes les nations « d’Alger au Cap » ont la « même histoire récente » ? La posture de l’ouvrage conduit parfois l’auteur à des raccourcis (« l’Homme africain »), voire à des clichés (« l’énergie ou la vitalité africaine »).

Le deuxième problème se situe au niveau de la relation qu’entretient le continent africain avec le reste du monde, et que l’auteur veut contribuer à refonder. Par « reste du monde », il est quasi exclusivement question de l’Occident, présenté comme le Golem malveillant de l’Afrique. Or, il semble que c’est précisément en échappant à ce tête-à-tête postcolonial que l’auteur pourrait produire une réflexion vraiment décentrée. Enfin, très curieusement, cet ouvrage fait totalement l’impasse d’une réflexion sur le pouvoir, qui pourrait pourtant être utile à la construction d’une utopie. Au final, ces manquements, qui procèdent à l’évidence d’un véritable souci d’édition, nuisent à l’économie d’un texte par ailleurs foisonnant d’idées.

Alain Antil

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