Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Corentin Brustlein, responsable du Centre des études de sécurité à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean Guisnel et Bruno Tertrais, Le Président et la Bombe. Jupiter à l’Élysée (Odile Jacob, 2016, 336 pages).

Le Président et la Bombe (2)

À bien des égards, la place de l’arme nucléaire dans la posture stratégique française est unique dans le monde. La possession de « la bombe » répond pour la France à des traumatismes nationaux (guerre de 1870, guerres mondiales, crise de Suez) qui, s’ils paraissent aujourd’hui éloignés, ont marqué dans la durée la culture stratégique nationale, par la place centrale accordée à des considérations telles que l’indépendance nationale et l’autonomie dans la conduite de l’action militaire. En retour, l’arme nucléaire a, elle aussi, façonné la France, à commencer par ses institutions, influence dont la traduction la plus notable est probablement l’élection du président de la République au suffrage universel. L’ouvrage de Jean Guisnel et Bruno Tertrais est une plongée dans cette exception nucléaire française. Faisant suite à un documentaire audiovisuel diffusé au printemps 2016 dont il approfondit le contenu, le livre est divisé en trois parties de volume inégal, permettant au lecteur de retracer l’émergence progressive de cette relation symbiotique et de comprendre les fondements de la posture nucléaire actuelle, ses évolutions récentes, sa pratique et son articulation avec l’ensemble de la politique de défense française.

Le titre du livre, Le Président et la Bombe, traduit parfaitement la relation privilégiée existant entre le pouvoir exécutif de la Ve République et cette arme qui, par sa capacité de destruction, a relativisé l’importance des rapports de force classiques. La première partie est ainsi dédiée à la façon dont chaque président de la République s’est approprié l’arme absolue, retraçant les orientations et arbitrages de chacun, et la constitution parallèle et progressive de la « force de frappe » dans ses différentes composantes. À grands renforts d’anecdotes allégeant utilement une lecture sur des problématiques souvent techniques, les auteurs dessinent une histoire de la stratégie française, laissant transparaître les spécificités de la posture nationale. Bâtie en cohérence avec le principe dit de « stricte suffisance », celle-ci a ainsi suivi une phase initiale d’expansion qualitative et quantitative, culminant en volume à la fin de la guerre froide, et connaissant depuis une contraction aboutissant aujourd’hui à un arsenal de moins de 300 armes.

La deuxième partie porte sur l’actuelle posture française de dissuasion : organisations, forces, moyens techniques, mais aussi mécanismes et dispositifs peu connus qui la rendent crédible aux yeux d’éventuels agresseurs potentiels tout en en assurant un contrôle politique fiable et permanent. Le ton demeure pédagogique ; pour autant le propos retranscrit de manière nuancée les ajustements, subtils mais souvent significatifs, de la posture française au cours des dernières années, ainsi que les trajectoires projetées pour l’avenir. Ce dernier fait l’objet de la troisième et dernière partie, qui éclaire les dilemmes techniques, politiques, et surtout budgétaires posés à la dissuasion française. Les auteurs ne minimisent pas les défis auxquels la posture est confrontée, qui appellent en réalité moins des réponses techniques que des arbitrages fondés sur un débat libre et argumenté. En adoptant un style qui le rend accessible au plus grand nombre, tout en s’appuyant sur les sources les plus sérieuses, l’ouvrage contribue ainsi de manière utile à ce débat crucial pour l’avenir de la défense française, voire pour la sécurité de l’Europe.

Corentin Brustlein

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