La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui, et pour faire un parallèle avec les enjeux de la crise sanitaire actuelle liée au COVID-19, un article de Stefan Elbe, intitulé « Sida, un enjeu global de sécurité », et publié dans le numéro 1/2005 de Politique étrangère.

En décembre 2004, Onusida évaluait à 39,4 millions le nombre de personnes infectées par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), ou vivant avec le sida dans le monde. Parmi elles : 37,2 millions d’adultes (de 15 à 49 ans), et 2,2 millions d’enfants. En 2004, on estimait à 3,1 millions le nombre de morts du fait de maladies liées à l’infection, et à 4,9 le nombre des nouveaux infectés en 2004. Entre 20 et 25 millions de personnes sont, à ce jour, mortes du sida dans le monde depuis l’apparition de l’épidémie.

Le continent africain a été particulièrement affecté par la pandémie. On ne peut pourtant généraliser, les différences régionales demeurant importantes. Pour l’Afrique du Nord, on dispose de peu d’informations, mais il s’agit sans doute de la région la moins touchée du continent. En Afrique de l’Est, les taux de prévalence sont par contre très élevés, dépassant dans plusieurs pays les 5 % de la population adulte. En Afrique centrale et de l’Ouest, huit pays, dont le Nigeria, sont proches ou au-dessus des 5 %, seuil au-delà duquel l’expérience enseigne qu’il est difficile de contrôler la diffusion de la maladie à toute la population. En Afrique australe, où la situation est la plus mauvaise, quatre pays, le Zimbabwe, le Botswana, le Lesotho et le Swaziland, ont un taux de prévalence dépassant un tiers de la population adulte ; plusieurs autres pays se situent entre 10 % et 20 %.

En Asie et dans la région du Pacifique, ce sont 8,2 millions de personnes qui vivent avec le VIH. Le Cambodge, Myanmar et la Thaïlande affichent des taux de prévalence de plus de 1 % de la population adulte, l’Indonésie étant juste au-dessous. Cela peut paraître un chiffre peu important. Mais l’Afrique du Sud comptait en 1990 moins de 1 % de sujets séropositifs parmi les femmes enceintes fréquentant les maternités. Dix ans plus tard, son taux de prévalence dans la population adulte approche 20 %, et elle est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes infectées au monde. La Chine a quant à elle identifié des cas de contamination dans ses 31 provinces, entre 500 000 et 1 million de personnes étant touchées ; et le ministre chinois de la Santé prévoit qu’en 2010, 10 millions de Chinois pourraient vivre avec le VIH en l’absence de mesures déterminantes. Quant à l’Inde, elle dispute à l’Afrique du Sud le statut de pays le plus touché par le VIH, avec environ 4 millions de séropositifs.

En termes de progression, l’espace le plus touché est sans conteste l’Europe de l’Est et la Russie, avec environ 210 000 nouvelles infections pour 2004, et un taux de prévalence qui dépasse déjà 1 % de la population adulte en Russie et en Ukraine. Des taux de progression similaires ont été enregistrés dans les États baltes, et certaines républiques d’Asie centrale.

Si l’on s’en tient aux taux de prévalence nationaux, la deuxième région la plus affectée (après l’Afrique) est l’Amérique latine et les Caraïbes. Elle compte désormais 12 pays ayant une prévalence adulte de plus de 1 %, avec un total d’environ 1,7 million de personnes infectées. Haïti et les Bahamas sont parmi les pays les plus frappés, avec une prévalence adulte de 5,6 % et de 3 %. Dans les pays à haut revenu d’Amérique du Nord et d’Europe par contre, moins de 2 millions de personnes vivent avec le virus, avec 64 000 nouvelles contaminations en 2004. Pour ces pays, la mortalité due au sida a bien décliné grâce aux trithérapies, mais ce déclin n’a pas touché le rythme des contaminations.

Historiquement, la pandémie de sida est donc, en chiffres, l’une des pires qu’ait eu à connaître l’humanité. Dans la première décennie du XXIe siècle, elle pourrait avoir fait plus de morts que l’épidémie de grippe espagnole de 1918-1919, accusée d’avoir fait entre 25 et 40 millions de victimes. Elle aura dépassé aussi la peste bubonique, puisque Onusida estime que si le rythme de la transmission n’est pas sérieusement bridé, 45 millions de personnes pourraient avoir été infectées vers 2010. C’est ce caractère démesuré de la pandémie qui incite à s’interroger, au-delà des effets de santé publique, sur ses conséquences en matière de sécurité. Le 10 janvier 2000, le Conseil de sécurité, réuni pour se pencher sur les effets du sida sur la paix et la sécurité en Afrique, identifiait pour la première fois un problème de santé comme une menace à la paix internationale.

Le VIH/sida : un enjeu de sécurité humaine

Le VIH/sida figure déjà parmi les cinq causes majeures de mortalité dans le monde. En Afrique, il n’est pas seulement l’explication majeure des décès : il cause dix fois plus de morts que les conflits armés. Dans les décennies à venir, la durée moyenne de vie va sans doute chuter de 20 à 30 ans dans certains pays d’Afrique. En 2010, l’espérance de vie de nombre de pays pourrait régresser jusqu’à passer sous les niveaux du début du XXe siècle ; et ce, largement en raison du VIH, qui annihile ainsi les modestes progrès d’un siècle de développement.

Au-delà des tragédies individuelles, le VIH a des effets directs ou indirects nombreux sur les familles et les communautés touchées. Contrairement aux maladies de l’âge — cardiaques, respiratoires ou cérébro-vasculaires —, le sida affecte des personnes jeunes, d’âge productif. Il y a donc une relation directe entre la prévalence du VIH et la question de la sécurité alimentaire. Les personnes malades ne peuvent plus produire ou se procurer de quoi nourrir leur famille. Elles peuvent être contraintes de vendre leurs maigres biens pour compenser une absence de revenus. Plus généralement, les personnes atteintes peuvent s’avérer incapables de préserver leur emploi. Et nombre d’entre les urbains choisissent alors de retourner au village une fois malades, perpétuant ainsi un cycle infernal.

Les hauts taux de prévalence ont aussi des implications sur l’éducation des individus. Si l’un de leurs parents — ou les deux — est malade, les enfants peuvent être retirés du système scolaire pour tenir la maison, ou assurer eux-mêmes le revenu de la famille. Et beaucoup d’entre eux deviendront orphelins. En Sierra Leone, on estime que le sida a fait cinq fois plus d’orphelins que le récent conflit. Il faut ajouter que le sida a un redoutable impact sur le système éducatif lui-même, à travers les éducateurs. Dans certaines régions d’Afrique du Sud, c’est sans doute un cinquième des enseignants du secondaire qui sont touchés, certaines écoles ayant déjà été contraintes de fermer. En 1999, on estimait qu’en Afrique subsaharienne, 860 000 élèves des classes primaires avaient déjà perdu leur instituteur du fait du sida.

La sécurité des individus est aussi touchée par l’exclusion et la stigmatisation, qui peuvent tourner en agressions violentes contre des personnes atteintes ou proches de malades. En Afrique du Sud, Gugu Dlamini est morte à 36 ans d’avoir été battue par ses voisins, dans les faubourgs de Durban, après avoir — lors de la journée mondiale de lutte contre le sida — révélé sa séropositivité.

Le VIH/sida et la sécurité des États

L’impact du virus sur les forces armées et sur la stabilité des pays les plus touchés pose dans cet ordre de réflexion le problème majeur. Les forces armées ne constituent pas un groupe marginal dans la pandémie. On considère généralement que les maladies sexuellement transmissibles sont plus présentes dans les armées que dans la population civile comparable. Les données demeurent peu précises, mais les services de renseignements indiquent que c’est également le cas pour le VIH, dans nombre d’armées africaines. Les explications sont connues : les soldats sont à l’âge sexuellement le plus actif; ils sont mobiles et déployés loin de leurs foyers durant de longues périodes ; le milieu militaire favorise les conduites violentes et à risque ; ils ont de multiples occasions d’avoir des relations sexuelles ponctuelles et les recherchent sans doute pour décompresser du stress du combat ; enfin, la présence d’autres maladies sexuellement transmissibles facilite la contamination par le VIH lors de rapports sexuels non protégés. […]

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