Éditorial (3-2012) de Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère

L’Iran reste pour beaucoup le Grand Étranger. À l’image d’une Perse modernisée et occidentalisée par le shah s’est substituée celle d’un pays fermé, arc-bouté sur la réaction religieuse, marginalisé internationalement et pris à la gorge économiquement. L’image qui ressort du dossier que lui consacre ce numéro de Politique étrangère est autre. La société iranienne se transforme comme les autres, même si l’écho politique de cette transformation semble contradictoire. Les sanctions économiques frappent durement le pays ; mais l’espoir de leur effet rapide pourrait bien être déçu. Et de son point de vue, l’Iran peut juger suivre, avec un relatif succès compte tenu des obstacles, une voie conforme à son intérêt diplomatique : affirmer son poids politique et apparaître comme un leader dans une opposition sunnites/chiites qui semble désormais dangereusement structurer un contexte régional déstabilisé par les « printemps arabes ».
En matière nucléaire, le plus sûr est le doute. Et l’habileté des responsables iraniens à entretenir ce dernier est incontestable. Leur stratégie, pour complexe qu’elle soit, continue sans doute de marquer des points, tout en approchant une zone dangereuse. Si l’objectif de Téhéran est de maîtriser l’enrichissement à un niveau rendant techniquement possible le passage au nucléaire militaire, la réussite est en vue, sinon acquise – en dépit des efforts internationaux. Mais le passage concret à l’arme serait, lui, visible, donc très dangereux pour Téhéran. Il est vraisemblable que l’Iran s’arrêtera provisoirement à la maîtrise technique – mais à ce stade, son succès sera déjà considérable. Sans pour autant entraîner l’immédiate cascade de proliférations annoncée par certains augures, ce « succès », basé sur un talent quotidien à gagner du temps, représente un défi direct aux dispositions du traité de non-prolifération (TNP) nucléaire. La vraie question devenant, pour les décennies à venir : combien de pays émergents tenteront d’accéder à ce statut de potentialité nucléaire militaire, alors que, manifestement, la distinction have/have not introduite par le TNP ne permet plus de gérer cette position de l’entre-deux ?
Marginalisé par les révolutions arabes, malmené dans ses alliances par l’affaire syrienne, Téhéran cherche une nouvelle assise internationale. S’il est sans conteste contraint par les sanctions occidentales, il garde nombre de ressources. L’heure n’est pas à l’attente d’un écroulement imminent du régime – il adviendra, certes, mais qui se hasarderait à prédire l’échéance ? Elle n’est certes pas non plus à l’action militaire : son effet aurait toute chance de s’avérer catastrophique. Il est simplement urgent de prendre enfin en compte le poids du pays et son espace dans la région.

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Pour le monde dit des « grandes puissances militaires », le cas d’école des deux dernières années ne sera pas l’affaire libyenne, coup de dés militaire aventureux et réussi, mais l’interminable conflit syrien. Cas d’école d’une impuissance à explications multiples. Notre incompréhension fondamentale des bases sociales et politiques et des modes de fonctionnement des régimes de la région en est une. L’incapacité à régler le conflit israélo-palestinien en est une autre : sa dégradation continue – avec le naufrage peut-être définitif de la solution des « deux États » – donne une grande part de son importance à la déstabilisation syrolibanaise.
Le grippage du Conseil de sécurité est tout aussi clair, mais aussi la non-pertinence des solutions militaires envisageables : si Moscou et Pékin s’“alignaient » enfin à l’Organisation des Nations unies (ONU), quelle option militaire mettrions-nous en œuvre après l’Irak, l’Afghanistan et la Libye ? Une intervention directe ? Le soutien à une intervention des pays du Golfe, qui aggraverait les fractures de la région ? Une intervention turque, bien en peine de stabiliser le pays sur le long terme ? Dans cette région minée de divisions et de conflits, l’option militaire ne pourrait qu’ajouter la guerre à la guerre…
La limite redécouverte des interventions extérieures est tout aussi bien exprimée, bien qu’à un tout autre niveau, par les événements du Mali. Reprendre le contrôle d’une région presque désertique n’est aisé qu’en théorie. L’intervention d’une puissance européenne, anciennement coloniale, aux portes de l’Algérie aurait tout de l’aventure. Et pousser à l’action des troupes africaines à l’efficacité militaire incertaine ne semble pas plus une solution crédible dans l’immédiat. Le prurit de la déstabilisation est donc sans doute destiné à durer. Il faudra user d’autres moyens pour le contrôler à distance.

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Où en est l’Europe centrale, alors qu’il n’est bruit que de la crise financière d’une Europe plus à l’ouest ? Le dossier que ce numéro consacre aux ex-“nouveaux” membres de l’Union européenne (UE) met en lumière deux éléments essentiels. La diversité de ces pays, tout d’abord, que seul notre incertain héritage d’histoire autorise à mêler dans un vocable unique : pays baltes, « triangle » de Visegrad, Roumanie et Bulgarie, constituent des sous-ensembles aux stratégies et aux poids fort divers dans l’UE. L’attention soutenue que porte Bruxelles aux développements politiques roumains, par opposition à la relative discrétion dont elle fait preuve concernant la Hongrie, le montre suffisamment. Les logiques et les résultats économiques de ces pays sont tout aussi divers.
Mais l’autre enseignement capital de ces deux dernières décennies est le développement, au sein des élites de ces pays, d’un sentiment européiste particulier, que nous ignorons ou analysons mal. L’UE s’est imposée comme référence, mais très souvent comme un mécanisme d’affirmation d’intérêts nationaux décomplexés. Les élites des pays d’Europe centrale, désormais éloignées des grandes références idéologiques, cherchent leurs consolidations nationales respectives via une Union européenne qui prend de plus en plus le pas sur la référence atlantique. Faut-il s’en réjouir ? Certes. Redouter l’appui ainsi fourni à une renationalisation généralisée des stratégies des membres de l’Union ? Sans doute, mais qui jettera la pierre ? Peut-on prétendre à l’ouest que nos amis d’Europe centrale sont en retard sur notre vertu, ou sont-ils plus vite arrivés à notre cynisme ? En tout état de cause, et dans une Union entrée dans une profonde crise, le poids politique de ces nouveaux membres sera décisif dans les années à venir, qu’il s’agisse de la survie de l’euro ou des réformes institutionnelles.
Le présent numéro revient également sur deux thèmes essentiels de l’année 2012 : l’islam politique au pouvoir et les élections américaines. Deux thèmes qui traduisent bien la prééminence actuelle et à venir des problématiques économiques. Dans la grande diversité de leurs situations, les islamistes aux commandes au Maroc, en Égypte, en Tunisie – demain en Syrie ? – sont certes confrontés à un problème de légitimation et de stabilisation de leur pouvoir ; pourtant, en l’absence d’alternative crédible, la prééminence leur sera sans doute peu contestée politiquement. Mais ce sont les problèmes économiques qui scelleront leur destin et celui de leurs sociétés politiques. Et l’avenir est ici pour le moins incertain.
Quant aux États-Unis, le débat est ouvert sur les acquis de politique étrangère de la première présidence de Barack Obama. Mais c’est sur la capacité à s’extraire de la plus grande dépression américaine depuis 1929 que sera jugé le président-candidat. C’est le débat économique qui structure les recompositions politiques américaines. L’élection de novembre prochain nous dira ainsi si la rupture d’image avec l’Amérique bushienne peut être durable, ou si elle ne fut qu’un passage d’émotion.

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