Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Thomas Pierret, maître de conférences en islam contemporain à l’université d’Édimbourg, propose une analyse de l’ouvrage de Michel Seurat, Syrie: l’État de barbarie (Paris, PUF, 2012, 286 pages).
On pouvait difficilement imaginer réédition plus opportune que celle de cet État de barbarie, recueil de textes écrits par le sociologue Michel Seurat (1947-1986) durant les années qui ont précédé son enlèvement et sa mort au Liban. Ces articles étudient la nature du régime syrien telle qu’elle s’est révélée dans la répression de l’insurrection islamiste entamée en 1979, répression qui connaîtra son point d’orgue trois ans plus tard avec le massacre de Hama.
De ce recueil, la postérité a principalement retenu une analyse du système politique syrien qui, rompant avec les thèses marxistes en vogue à l’époque, adopte le schéma développé par le polymathe tunisois Ibn Khaldoun (1332-1406) pour expliquer l’émergence des dynasties à travers l’histoire : une communauté unie par un esprit de corps reposant le plus souvent sur des liens de sang (‘asabiyya) s’empare d’une prédication religieuse (da’wa) afin de légitimer sa prise du pouvoir (mulk). Appliquée à la Syrie moderne, cette triade voit le clan Assad, et plus largement la communauté alaouite se saisir de l’idéologie baasiste pour asseoir son hégémonie sur la jeune république syrienne.
Non moins stimulant est l’emprunt à Léo Strauss du concept de tyrannie pour spécifier la violence située au cœur du système de pouvoir syrien : comme le souligne M. Seurat, cette violence est orientée vers l’éradication de l’espace politique et, loin de constituer un facteur de construction de l’État (ce que suggèrent les travaux des politologues vantant les vertus « développementalistes » des régimes militaires du tiers-monde), elle est la négation même de l’État moderne au sens de moteur intégrateur d’une communauté nationale. Ainsi, confronté à l’insurrection islamiste du début des années 1980, le régime syrien se dévêt partiellement de ses oripeaux modernistes-révolutionnaires et, continuant à prétendre incarner l’unité nationale syrienne et panarabe, manipule la solidarité confessionnelle alaouite pour souder derrière lui la communauté qui lui fournit le socle de son appareil militaro-sécuritaire. L’aboutissement de cette logique, encore limitée à l’époque mais qui prendra des proportions considérables après 2011, est la création de milices communautaires alaouites en dehors des institutions étatiques.
Aux yeux de nombreux chercheurs travaillant sur la Syrie contemporaine, dont l’auteur de ces lignes, les analyses de M. Seurat avaient fini par acquérir un intérêt d’ordre essentiellement historique : elles éclairaient la genèse du régime baasiste ainsi que son fonctionnement durant la crise de 1979-1982, mais elles ne semblaient plus guère pertinentes pour comprendre la Syrie du XXIe siècle. Sur le plan politique, cette dernière avait apparemment fini par s’inscrire dans une norme autoritaire régionale où d’identiques processus de « mise à jour » et de « consolidation » (ouverture limitée et contrôlée du jeu électoral, développement des organisations non gouvernementales [ONG]) étaient observables du Golfe à l’Atlantique. En termes socioéconomiques, le tournant néolibéral des années 2000 creusait les inégalités, éloignant les bourgeois sunnites de leurs coreligionnaires ruraux et périurbains, rapprochant les premiers de l’establishment militaro-sécuritaire alaouite et relativisant d’autant la pertinence d’une grille de lecture confessionnelle.
Dans les premiers mois du présent soulèvement, les clivages socioéconomiques semblaient toujours l’emporter, les classes privilégiées n’affichant guère d’enthousiasme à l’endroit d’un mouvement porté en grande partie par les perdants de la libéralisation économique. Un an et demi plus tard toutefois, le succès des grèves commerçantes et la défection du général Manaf Tlass, fils de celui qui fut le ministre (sunnite) de la Défense de 1973 à 2003, attestent que la polarisation confessionnelle a eu raison de l’attentisme des élites sunnites. Plus fondamentalement, elle rappelle que le régime des Assad ne s’est jamais réellement normalisé d’un point de vue confessionnel : il a certes coopté des acteurs sunnites mais leur a refusé tout rôle déterminant (ou alors à titre très exceptionnel) au cœur du pouvoir.
L’acuité et l’actualité des analyses de M. Seurat apparaît également dans sa description du régime syrien comme conglomérat de « bandes » plutôt que comme architecture institutionnelle : actuellement confronté à la lente désintégration de la composante sunnite de son armée, le clan Assad trouve – temporairement – son salut dans le recrutement massif de civils alaouites au sein de milices supplétives connues sous le nom de chabbiha. On notera à ce propos que s’il lui avait été donné de survivre à son enlèvement, M. Seurat aurait découvert en Syrie des réalités encore plus « khaldouniennes » qu’il ne l’imaginait sans doute. Il est en effet tentant, par exemple, de lire à travers l’opposition historique entre hadara (territoires de sédentarité/civilisation) et badiya (terres de nomadisme) l’alliance conclue par le régime avec des clans bédouins de la région d’Alep, afin de rétablir son pouvoir sur la ville au lendemain du conflit qui, de 1979 à 1982, l’avait opposé aux classes moyennes urbaines. Aujourd’hui, ces clans constituent toujours le gros des troupes des chabbiha dans la métropole du Nord.
Au-delà des clés qu’elle offre pour comprendre la crise actuelle, l’œuvre de M. Seurat a le mérite de nous rappeler que la recherche scientifique a finalement assez peu pris au sérieux le facteur répressif dans la durabilité des autoritarismes arabes.
Ce facteur n’a évidemment jamais été nié ni ignoré mais n’a fait l’objet que d’un nombre très réduit d’études spécifiques, dont bien peu, s’il en est, peuvent prétendre rivaliser en qualité avec L’État de barbarie.
Thomas Pierret
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