Cette recension est issue de Politique étrangère 2/2013. Julien Nocetti propose une analyse de l’ouvrage de Ben Judah, Fragile Empire. How Russia Fell In and Out of Love with Vladimir Putin (New Haven, CT, Yale University Press, 2013, 400 pages).
Comment un terne officier du KGB en est-il venu à diriger la Russie ? Qu’a-t-il fait de ce pouvoir ? Après avoir parcouru la Russie, l’auteur tente de répondre à ces questions dans un ouvrage qui se veut un témoignage de l’effritement du consensus des années Poutine.
Fondée sur une myriade d’entretiens avec des officiels, des activistes et des citoyens ordinaires, voici une excellente étude de la politique russe contemporaine. L’ancien oligarque déchu Boris Berezovski confesse ainsi avoir sous-estimé l’homme qu’il a aidé à placer au Kremlin. Alors que la fin de règne de Boris Eltsine désespérait la Russie, Vladimir Poutine était portraituré par ses spin doctors comme l’homme fort qui pourrait sauver le pays. Son premier mandat (2000-2004) fut marqué par une flambée des prix du pétrole, lui fournissant des leviers budgétaires pour augmenter les salaires et acheter la paix sociale. Ceux qui le défiaient, comme Mikhaïl Khodorkovsky, furent arrêtés et éloignés. Le message était clair : les oligarques pouvaient continuer leurs activités lucratives s’ils restaient à l’écart du champ politique.
Après les années Eltsine, Poutine a posé les fondations d’un régime politique à fois profondément sophistiqué et arriéré. La « démocratie dirigée » russe a accouché d’institutions démocratiques à l’européenne, mais en les vidant de toute substance. Les calculs politiciens et la corruption à grande échelle ont fait des élections de simples plébiscites. La Russie est devenue une « vidéocratie » qui a apporté la télévision censurée aux masses tout en autorisant une presse et un Internet libres pour l’intelligentsia, analyse l’auteur.
Ben Judah se penche aussi de façon convaincante sur la « cour du tsar », qui a échoué, par excès d’obséquiosité selon lui, à persuader Poutine de rester en retrait après les quatre années de la parenthèse Medvedev. Ce dernier n’est d’ailleurs guère épargné et apparaît comme une marionnette « élevée par les loups » depuis son passé de juriste à Saint-Pétersbourg. Au-delà des anecdotes, l’auteur livre deux enseignements justes et prospectifs sur le système Poutine.
– Le sentiment de fragilité des institutions et de l’État s’accroît depuis les contestations nées du cycle électoral de 2011-2012. L’isolement de Poutine ne fait qu’augmenter ce ressenti et (re)pose la question du mode de gouvernance, dans un pays qui n’a toujours pas résolu son problème identitaire. Tout au long de son histoire, la Russie a alterné des phases de rapprochement avec l’Europe et le monde occidental en général, plus en harmonie avec la culture dominante de ses élites intellectuelles et artistiques, et des phases plus « asiatiques », correspondant davantage à sa culture politique.
– V. Poutine cherche un équilibre entre stabilité à long terme et sécurité à court terme. Pour se maintenir au pouvoir, le président a compris qu’il doit diviser le pays. Le pouvoir russe est conscient de sa fragilité et du fait qu’il existe désormais, au-delà de Moscou et Saint-Pétersbourg, une classe moyenne revendicatrice et toujours plus exigeante en termes politiques. Une chute des prix des hydrocarbures, un désastre naturel encore mal géré par les autorités ou une contestation massive à l’horizon des élections de 2018 seraient autant de menaces difficiles à canaliser pour Poutine.
Julien Nocetti
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