Cette recension est issue de Politique étrangère 2/2013. Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Daniel Stedman Jones, Masters of the Universe. Hayek, Friedman, and the Birth of Neoliberal Politics (Princeton, NJ, Princeton University Press, 432 pages).

00-Stedman-JonesLe travail d’information mené par l’avocat londonien Daniel Stedman Jones, fondé en particulier sur de nombreuses interviews, est précieux car il permet de mieux comprendre les bases du néolibéralisme, un mouvement de pensée né en réaction au totalitarisme, au collectivisme, au keynésianisme et au New Deal de Roosevelt. Chez Karl Popper, Friedrich Hayek ou Ludwig von Mises, la défense des libertés individuelles passe en effet par la réduction du rôle de l’État et la promotion de la logique de marché.
La contribution la plus significative de l’ouvrage réside sans doute dans l’étude minutieuse des think tanks néolibéraux. La Société du Mont-Pèlerin a ouvert la voie en prêchant l’économie de marché et la libre concurrence dès 1947. Par la suite, d’autres groupes de réflexion ont fleuri dans les années 1950 (American Enterprise Institute, Institute of Economic Affairs), puis les années 1970 (Heritage Foundation, Cato Institute). Daniel Stedman Jones décortique la façon dont ces institutions ont su progressivement influencer les médias, les intellectuels et dirigeants politiques américains et britanniques. On découvre comment les think tanks nés dans l’immédiat après-guerre se sont faits les chantres de l’anticommunisme, convertissant ainsi des conservateurs au libéralisme économique à partir des années 1960. L’activisme du journaliste William Buckley, fondateur de la National Review, est à cet égard très instructif. En revanche, les groupes de pensée néolibéraux apparus dans les années 1970, largement inspirés par les thèses monétaristes de Milton Friedman et la théorie des choix publics de James M. Buchanan et Gordon Tullock, se sont eux focalisés sur la nécessité de lutter contre l’inflation, de déréguler l’économie et de réduire les dépenses publiques.
D. Stedman Jones rappelle aussi que les premières mesures néolibérales ont été prises par des pouvoirs de gauche. Ce sont le gouvernement travailliste de James Callaghan et le président de la Federal Reserve Paul Volcker, nommé par le démocrate Jimmy Carter, qui ont impulsé les politiques monétaristes au Royaume-Uni et aux États-Unis dans la seconde moitié des années 1970. Et c’est une administration démocrate qui a lancé la dérégulation du secteur aérien en 1978. Le néolibéralisme ne tardera pas à triompher sous la houlette de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan dans la décennie 1980.
La lecture de Masters of the Universe laisse cependant deux regrets. D. Stedman Jones peine à démontrer que le néolibéralisme est bien plus qu’un simple aggiornamento du libéralisme d’Adam Smith. Certes, il signale que L. von Mises considérait en 1952 que La Richesse des nations n’avait qu’un intérêt réduit pour les économistes du xxe siècle, mais son analyse n’est pas limpide. D’autre part, il exploite insuffisamment les contradictions entre les théories néolibérales et leur mise en pratique. Les excès de la dérégulation – en particulier dans le secteur de la finance – n’aboutissent-ils pas à la négation de certaines valeurs néolibérales – tel le point 3 de la « charte » de la Société du Mont-Pèlerin, qui prévoit que les droits privés ne sauraient servir de base à un pouvoir de prédation ? La question est essentielle : dans une société dite « néolibérale », l’État est bel et bien censé garantir l’état de droit.

Norbert Gaillard

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