Éditorial de Politique étrangère 3/2013.

000-cv1_PE-3-2013Oubliée, omniprésente : la guerre. Oubliée, ou presque, chez nous. Au nom d’une période de paix inédite dans l’histoire des hommes, depuis le second conflit mondial. Du fait d’un déséquilibre des forces, et d’une supériorité industrielle et technique qui semblent renvoyer nos adversaires potentiels à leur impuissance. Le tout produisant une sorte de désarmement psychologique, qui s’achève avec la professionnalisation des armées des pays développés et transfère la problématique de sécurité du niveau collectif national à celui du groupe, de la communauté ou du corps individuel.
La guerre résiste, pourtant. Les statistiques peuvent nous expliquer qu’on meurt moins aujourd’hui, dans moins de conflits entre États, que les grands affrontements entre armées sont pratiquement forclos, les procédures de gestion ou de sortie des conflits devenues plus efficaces, bref que l’intervention internationale aide à la limitation de la violence, ces statistiques n’épuisent pas le sujet. Elles pèchent en annonçant la fin de la violence internationale à partir de catégories logiques de pays industrialisés – c’est avant tout notre violence interétatique, et celle qui lui ressemble, qui diminuent. Elles ne disent pas grand-chose sur l’avenir, sur la cartographie des enjeux et des acteurs violents de demain. Et ces chiffres ignorent d’autres chiffres, comme celui du nombre des réfugiés et déplacés à l’échelle du globe : il est en explosion et signifie bien, lui aussi, quelque chose…
La question n’est donc pas : la guerre, affrontement sanglant entre communautés humaines organisées, va-t-elle mourir ? Mais : quelle forme emprunte-t-elle désormais ? Quels groupes mettra-t-elle demain en mouvement ? Avec quels buts et quels moyens ? Les conflits armés organisés ne feront pas défaut au xxie siècle : notre ignorance ne porte que sur leurs métamorphoses et sur les moyens de les limiter – de les « gérer », comme on dit lorsqu’on n’est pas sous les bombes : moyens politiques, ou moyens techniques, auxquels réfléchit le premier dossier de ce numéro de Politique étrangère.

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S’« il faut recommencer qu’on meurt [1] », les techniques occupent une place prédominante dans les manœuvres guerrières, même si les plus sanglantes usent de moyens primitifs. Les drones d’observation et d’attaque apparaissent aujourd’hui comme le symbole technique de la deuxième décennie de notre siècle, bien que de tels systèmes automatisés soient apparus bien avant. Le second dossier de ce numéro est donc consacré au débat présent sur les drones, débat nécessaire même s’il est souvent mal posé. L’idée que les temps de guerre et de paix doivent rester distincts et les actions agressives être réservées à un temps de guerre au droit particulier a fait naufrage depuis beau temps avec le concept de déclaration de guerre (tôt dans le xxe siècle) et la multiplication des actions des services secrets en temps de paix (surtout depuis la dernière guerre mondiale). L’idée qu’un militaire devrait se mesurer au regard de son adversaire, se mettre soi-même en danger avant de l’affronter, a été déclassée depuis des siècles par l’allonge des armes et, plus récemment, l’invention de la guerre aérienne.
Si, dans leurs effets (d’observation et létaux), les drones ne diffèrent pas essentiellement des techniques précédentes, ils n’en posent pas moins question. Le caractère permanent de la surveillance sur zone ; l’aisance d’usage – si le drone coûte cher, il est moins onéreux que d’autres méthodes destinées aux mêmes résultats ; la prévisible diffusion de techniques maîtrisables par des acteurs d’importances diverses ; l’indistinction de la « sanction » administrée par le matériel automatique : tous ces éléments posent problème.
La combinaison de l’aisance des frappes (que démontre leur multiplication) et de l’automaticité de la condamnation (le drone ne fait pas de prisonnier…), le tout en temps de paix, dessine un paysage neuf. Le droit international interdit certes de tuer à distance en temps de paix, a fortiori à un État, sujet et créateur de ce droit, mais la pratique n’est hélas pas nouvelle. La nouveauté est, en revanche, qu’on puisse le faire de manière systématique, revendiquée, sur le territoire d’adversaires ou d’amis, en s’affranchissant de manière explicite (et non plus implicite comme dans l’action des services secrets) des règles du droit international et d’un droit interne qui, dans les démocraties, exige jugement et proportionnalité des peines.
Le débat est donc ouvert, et légitime. D’autant que les drones ne constituent que l’élément le plus visible d’un processus général d’automatisation des affrontements et des champs de bataille. La guerre n’a pas de problème de survie ; mais elle change souvent de masque.

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Le naïf attendrait que les Européens, à la pointe de la défense du droit et de la juridicisation des conflits, interviennent comme tels dans ce débat. Espoir déçu. Mais il est vrai que le silence européen s’est étendu, en cet été 2013, à bien d’autres domaines.
L’Union européenne, ses États membres, au moins les plus importants d’entre eux, ont-ils trouvé opportun de protester sérieusement à la suite des révélations d’Edward Snowden sur le programme Prism ? On a préféré le commentaire mezza voce, poussant rapidement la poussière sous le tapis. Sauf quand il s’est agi de bloquer l’avion d’un président bolivien censé protéger un Snowden ni poursuivi ni condamné en Europe ; ou de s’en prendre, au Royaume-Uni, aux journalistes, classiques porteurs des mauvaises nouvelles. Une attitude qui révèle une étrange absence de réflexion sur l’effet global des nouvelles technologies sur notre sécurité et le fonctionnement de la société internationale ; un défaut préoccupant de maîtrise des services de renseignement (en Allemagne ? ailleurs ?) ; et de bien curieuses relations avec un Washington plus que jamais dominant.
Les relations Washington-Moscou se dégradent ces derniers mois sur des dossiers précis : système antimissiles, affaire syrienne, dossier Snowden… On conviendra que les incertitudes des diplomaties occidentales face à la guerre civile syrienne et l’attitude américaine à la suite des révélations sur Prism ouvrent des marges de manœuvre au régime de plus en plus autiste de Vladimir Poutine. C’eût été l’honneur des Européens de réagir en démocrates à l’arrogance américaine, un rôle où ils sont un peu plus crédibles que l’homme qui embastille les chanteuses de la cathédrale Saint-Sauveur [2]. En laissant seules face à face une Amérique qui ne sait que faire de sa puissance et une Russie au pouvoir de plus en plus enfermé dans sa paranoïa, prompt à se saisir de tout ce qui peut le faire exister et redouter sur la scène internationale, les Européens bénissent leur exclusion de cette scène.
Quant aux réactions gênées sur la tragédie égyptienne – les premières déclarations de Catherine Ashton invitaient les pays membres à « prendre des mesures appropriées » –, elles témoignent certes de notre impuissance, et celle-ci n’est pas peccamineuse : nous ne sommes, Européens, ni responsables ni gestionnaires des drames de nos environnements. Mais comment ne pas sentir que nous manquent beaucoup de moyens de penser l’avenir d’une région capitale ? Pour les décennies qui viennent, notre destin dépend largement, qu’on s’en réjouisse ou non, de celui du monde arabe. Nationalismes, rivalités énergétiques, développement et mal-développement, relations entre religions et pouvoirs politiques, migrations in-maîtrisées : les éléments les plus classiques des conflits futurs sont là, près de nous.
Au cœur de ce monde arabe : le conflit israélo-palestinien, dont l’existence, dans un silence de plus en plus résigné et pesant, nous est rappelée par l’ouverture d’un nouveau round de négociations – en l’absence de l’Europe. Sari Nusseibeh nous rappelle, en tête de ce numéro, que l’histoire est souvent plus rapide que les épiphénomènes diplomatiques, et que nos analyses : l’État palestinien orne peut-être déjà le cimetière des idées neuves.
Nous n’organiserons pas, et c’est heureux, l’avenir du monde arabe, ni celui du Moyen-Orient ; mais nous pouvons tenter de le penser. Au moins de penser.

politique étrangère

[1]. L. Aragon : « Il faisait si beau ce matin », in : Les Yeux et la mémoire, 1954.
[2]. « Marie, délivre-nous de Poutine ! » : une prière certes non alignée mais aux conséquences disproportionnées…

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