Cette recension est issue de Politique étrangère 3/2013. Stéphane Taillat propose une analyse de l’ouvrage de Tim Kane, Bleeding Talent. How the Us Military Mismanages Great Leaders and Why It’s Time for a Revolution (New York, NY, Palgrave MacMillan, 2012, 288 pages).
La question de la gestion des carrières dans les organisations militaires contemporaines a pris de l’ampleur avec la généralisation des armées professionnelles. Dans ce livre, Tim Kane – docteur en économie et ancien officier – prend la mesure de l’hémorragie qui frappe le corps des officiers américains. Son analyse s’exprime à travers le paradoxe du talent : comparant les qualités des membres des forces armées avec celles de leurs homologues du secteur privé, il constate que les organisations militaires génèrent parmi les meilleurs des entrepreneurs (innovateurs, opportunistes et décideurs) mais sont impuissantes à les gérer. De plus, alors que les décideurs militaires insistent pour former des soldats capables de s’adapter, la bureaucratie reste figée, comptant sur l’ancienneté (qu’il distingue de l’expérience) plutôt que sur le mérite pour les promotions, s’appuyant sur la contrainte pour les choix de carrière ou les affectations.
L’auteur considère que la gestion des ressources humaines des forces armées reste caractérisée par ses origines entrepreneuriales datant de l’ère industrielle, où les individus sont interchangeables. Bien plus, s’appuyant sur les travaux d’économistes tels que Hayek, T. Kane estime que la gestion du personnel se heurte à l’impossible gestion des flux d’informations concernant les membres de l’organisation. En d’autres termes, les armées américaines sont handicapées par un système centralisé et planifié incapable d’utiliser les talents individuels et d’inciter ses membres à valoriser leurs compétences entrepreneuriales. Ainsi, l’auteur met en lumière comment des jalons obligatoires dans la carrière, la promotion systématique selon l’âge et l’inflation croissante des évaluations positives des membres de l’institution conduisent à une culture de rejet du risque et à l’augmentation significative des démissions en cours de carrière.
Afin d’endiguer ce phénomène, T. Kane propose une réforme en profondeur, pour faire évoluer le modèle de l’All-Volunteer Force vers un système plus ouvert et décentralisé. Cette Total Volunteer Force serait calquée sur les pratiques de gestion des ressources humaines du secteur privé. D’abord, la création d’un véritable marché du travail interne pour le corps des officiers. Cela permettrait aux chefs de choisir eux-mêmes leurs subordonnés en obligeant ces derniers à faire acte de candidature. Ensuite, l’ouverture du corps des officiers en mettant fin aux cloisonnements entre les spécialités et les armes, mais surtout en permettant les entrées et sorties latérales (un militaire pouvant passer quelque temps dans le secteur privé avant de réintégrer l’armée). Enfin, la mise en place d’incitations permettant une gestion plus souple des carrières, fondée essentiellement sur les besoins et les préférences des individus.
S’appuyant sur une enquête auprès d’officiers d’active ou en retraite, l’auteur soumet ici un projet révolutionnaire : fonder le rapport entre l’institution militaire et ses membres non plus sur la contrainte (issue d’une vision pessimiste de la nature humaine) mais sur la libre régulation du marché. Sur ce point, et même si T. Kane ne fait pas preuve de naïveté, on peut lui reprocher un optimisme excessif quant aux effets possibles d’une telle dérégulation. Enfin, on peut raisonnablement douter de la réception d’une telle proposition par les décideurs militaires, tant elle s’oppose à la culture dominante et aussi aux intérêts propres de ces derniers.
Stéphane Taillat
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