Cette recension est issue de Politique étrangère 3/2013. Yves Gounin propose une analyse de l’ouvrage de Marielle Debos, Le métier des armes au Tchad (Paris, Karthala, 2013, 264 pages).
On a du Tchad une image caricaturale : celle d’un pays sahélien d’une grande pauvreté peuplé de rudes guerriers qui s’entre-déchirent dans des guerres civiles sans fin qu’alimentent les ingérences étrangères et qui opposent grosso modo un Sud animiste et un Nord arabe. Marielle Debos combat ces stéréotypes. Sa thèse de science politique, soutenue en 2009 à l’Institut d’études politiques de Paris, abrégée et actualisée, n’a pas pour ambition de refaire l’histoire des conflits qui rythment l’histoire du Tchad depuis l’indépendance [1]. Sa démarche relève de la sociologie politique et vise à décrire la vie des hommes en armes. Ils n’ont rien de bêtes de guerre surarmées et ne présentent pas une inclinaison naturelle à la violence. Il s’agit de « débrouillards » qui, dans un contexte de violence routinisée, empruntent un répertoire d’action banal.
L’étude de leurs trajectoires révèle la fluidité de leurs loyautés, présentée à tort comme traduisant un goût atavique pour la trahison. Les statuts sont beaucoup moins marqués qu’en Europe. Le civil est souvent armé ; le militaire n’a pas toujours un uniforme. Les forces régulières et irrégulières se ressemblent et il est fréquent qu’on passe des unes aux autres en fonction des opportunités du moment.
À la fluidité des statuts fait écho la fluidité des « situations ». Le Tchad est rarement tout à fait en guerre. Les combats y sont épisodiques et rarement meurtriers. Les guerriers pratiquent la technique du rezzou, des attaques surprises visant moins à tuer l’ennemi qu’à le faire fuir et à s’emparer de ses biens. Le Tchad n’est jamais non plus tout à fait en paix. L’arrêt des hostilités permet aux combattants d’engranger les bénéfices de la dernière guerre tout en préparant la suivante. L’auteur utilise fort à propos l’expression d’entre-guerres pour caractériser cette période interstitielle où chacun vit dans l’attente anxieuse de la reprise des hostilités.
Pendant l’entre-guerres, les combattants se recyclent. Certains rallient le gouvernement ; d’autres restent en rébellion, trouvant parfois refuge à l’étranger. La plupart évoluent dans un espace flou situé « aux portes de l’État » : faux douaniers, coupeurs de routes… Là encore, il faut se départir des grilles occidentalo-centrées héritées de Max Weber qui caractérisait l’État légal-rationnel par la détention du monopole de l’utilisation légitime de la violence. Rien de tel au Tchad où les frontières entre le droit et le non-droit sont floues. On y applique le « décret sans numéro », des règles non écrites et fluctuantes qui n’en sont pas moins respectées pour autant.
M. Debos a raison de s’inscrire en faux contre les théories de l’État « failli ». Au Tchad, l’État n’a jamais eu un rôle protecteur : les institutions légales ne fonctionnent pas ; les acteurs privés peuvent recourir à la violence sans encourir de sanctions. Pour autant, l’État est omniprésent, qui sait par un habile mélange de répression et de cooptation, conclure de nouvelles alliances ou consolider les anciennes sans verser pour autant dans le quadrillage social des États autoritaires. Dès lors, point n’est besoin d’importer un kit de « bonne gouvernance » pour lui conférer les attributs dont il est dépourvu. Il ne s’agit pas pour l’auteur de s’accommoder de cette situation ; mais elle a au moins le mérite de nous la faire comprendre.
Yves Gounin
1. Robert Buijtenhuijs s’en était fait en son temps le scrupuleux historiographe : Le Frolinat et les révoltes populaires du Tchad (1965-1976), Paris, Mouton, 1978 ; Le Frolinat et les guerres civiles du Tchad (1977-1984), Paris, Karthala, 1987 ; La Conférence nationale souveraine du Tchad, Paris, Karthala, 1993 ; Transitions et élections au Tchad (1993-1997), Paris, Karthala, 1998.
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