HistoireCette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2014). Yves Gounin propose une analyse de l’ouvrage de Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014) (Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2013, 160 pages).

Au milieu de l’abondante production bibliographique que suscite le centenaire de la Grande Guerre, ce court essai retient l’attention à double titre.

D’une part, il est l’œuvre d’un des spécialistes français les plus réputés de la Première Guerre mondiale. Stéphane Audoin-Rouzeau en a profondément renouvelé l’historiographie. En plaçant au cœur de ses recherches le soldat, ses peurs, ses convictions, son libre arbitre aussi, il a combattu l’idéologie pacifiste qui faisait des poilus les victimes d’une boucherie inéluctable.

D’autre part, cet essai ne traite pas à proprement parler de la guerre, mais de ses traces dans une famille, celle de l’auteur lui-même. Stéphane Audoin-Rouzeau tente d’identifier la marque laissée par la Grande Guerre dans sa généalogie. Le témoignage est intime, sans céder à l’exhibitionnisme. Il est subjectif, sans rien renier des pratiques scientifiques de l’historien.

Ses deux grands-pères, nés en 1891 et en 1896, combattirent au front. Le premier livre dans ses carnets l’image, lisse, d’un soldat patriote, combattant par devoir, vouant aux « Boches » une haine atavique. Le second, lui, n’a laissé qu’une seule lettre : une longue description hallucinée des violences qu’ils traversent en août 1916. Ils moururent trop jeunes pour que l’auteur, né en 1955, en discute avec eux. En revanche, le grand-père de son épouse est mort presque centenaire en 1989, et c’est lui que le jeune historien a longuement interrogé lors de la préparation de sa thèse consacrée aux « soldats des tranchées ».

Pour autant, c’est au destin de Robert Audoin, son grand-père paternel, que l’auteur s’attache. Il ne se remettra jamais des violences de la guerre. La suite de sa vie est une succession d’échecs. Il ne connaît aucune stabilité professionnelle. Il divorce et se remarie en 1939 avec une jeune femme de 20 ans sa cadette. Il est à nouveau mobilisé en 1939 et passera un an en captivité. Il finit sa vie en 1957, dans la demeure de son père, dans un climat de haine rance. Aussi, il n’est guère étonnant que son fils, Philippe, né en 1924, ait nourri une profonde aversion pour la guerre. Elle a influencé son adhésion au surréalisme dont il est devenu, après l’extinction du mouvement, l’historiographe reconnu.

Stéphane, le petit-fils, ne s’interroge pas sur les motifs qui l’ont poussé à choisir l’histoire contemporaine, et plus particulièrement celle du premier conflit mondial. Mais il ne fait guère de doute qu’il y a là un choix, conscient ou inconscient, de rétablir une « filiation interrompue », par-dessus le pacifisme radical que prônait son père.

L’incapacité de son grand-père à « combler la faille ouverte en lui à partir de l’été 1916 », l’alcoolisme dans lequel son propre père a sombré à la fin de sa vie forment une seule et même « fracture » que Stéphane Audoin-Rouzeau a « placée sous surveillance ». Confession émouvante d’un homme qui a consacré 30 années de sa vie à la question de la violence de la guerre, une violence qui a broyé tant de combattants, mais une violence aussi, plus insidieuse, qui distille son venin aujourd’hui encore chez leurs descendants.

Yves Gounin

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