Dans cette recension, Amel Boubekeur propose une analyse de l’ouvrage de Mohamed-Ali Adraoui, Du golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé (Puf, 2013, 248 pages).
Privilégiant une approche ethnographique, Mohamed-Ali Adraoui analyse la manière dont le choix du salafisme par de jeunes musulmans français habitant en banlieue transforme leurs expériences de relégation sociale, politique et économique. De manière judicieuse, l’auteur démontre que le salafisme est capable de s’adapter à divers environnements en proposant à ses adeptes des modes de politisations idoines.
Pour Adraoui, ce sont les facteurs sociaux, plus que l’attrait pour des normes religieuses spécifiques, qui expliquent le choix du salafisme en France. En devenant salafis, les adeptes substituent au sentiment d’impuissance né de leur exclusion des espaces majoritaires une désocialisation assumée et valorisante. Plutôt que d’accepter l’étiquette de banlieusards culturellement inadaptables, ils choisissent de devenir des musulmans véridiques, persécutés car leur foi authentique contrevient à l’ordre majoritaire impie. Les controverses cycliques sur le voile, l’islamophobie ou les caricatures du prophète Mohammed seraient les manifestations probantes de ce complot. Le mode de vie salafi, avec ses phrases ponctuées de mots arabes et ses longues tuniques orientales, devient un moyen de renouer avec la culture de leurs parents – majoritairement originaires d’Afrique du Nord – dépréciée par l’expérience migratoire. Pour les convertis salafis d’origine antillaise, portugaise et espagnole, pouvoir être ostensiblement croyant est aussi une occasion d’assumer la continuité d’un engagement postchrétien souvent raillé dans l’espace séculaire. Le caractère ultra-minoritaire du salafisme face à la masse de musulmans ayant délaissé le vrai islam devient le signe que l’on est à l’avant-garde du vrai islam, élu de Dieu. Contrairement aux autres mouvements islamiques, les salafis savourent le fait d’être des happy few et, en conséquence, ne s’engagent pas dans une prédication de masse visant à convaincre l’humanité du bien-fondé de leur pratique.
Sur le plan politique, le salafi français exprime sa critique du monde par le retrait plutôt que par l’engagement militant. Cette posture l’autorise à dépasser une situation où l’héritage colonial, mais aussi les turbulences des scènes politiques arabes, compliquent considérablement l’intervention des musulmans dans l’espace politique français. Les difficultés à se dire Français et à être reconnus comme tels par un État vu comme partial vont mener à un désintéressement qu’ils justifient religieusement. L’État non islamique devient taghout (une idole dont l’adoration entre en conflit avec celle due à Dieu) et ses dirigeants kouffar (des personnes qui rejettent le message de l’islam). Il n’est donc pas nécessaire de négocier avec eux un système de valeurs islamiques qui les dépasse. Les salafis critiquent également les musulmans qui participent aux manifestations et débats sur la citoyenneté ou le vote. Pour changer les choses, la at-tasfiya wa at-tarbiya (la purification et l’éducation de l’âme), à travers l’acquisition soutenue du ’ilm (la science islamique) et la fréquentation assidue de la mosquée, priment sur l’engagement militant. Ils estiment être mieux rétribués en se concentrant sur la réforme de leur condition individuelle de musulmans qu’en adressant des demandes de reconnaissance à l’État français.
Cette désidentification permet aux salafis de neutraliser tout conflit avec l’environnement immédiat mais ne suffit pas toujours à dissiper leur sentiment d’inadaptation. Leur imaginaire religieux leur offre alors deux exutoires. Le premier est la hijra (immigration) que le Prophète avait réalisée de La Mecque, où il était persécuté, à Médine. Chacun espère ainsi pouvoir quitter la France pour une société islamique et s’y épanouir. La hijra est même élevée au rang d’obligation religieuse. En réalité, cet idéal fait plutôt office de soupape de décompression, car seul un petit nombre s’installe réellement en Égypte, au Mali, au Maroc, en Algérie ou plus rarement dans le Golfe, et souvent pour une période limitée. Le second exutoire, qui là aussi permet de mettre sous contrôle leur rapport à la France, concerne la mobilité sociale à travers des activités commerçantes ou entrepreneuriales dans lesquelles s’investissent la majorité des salafis. La sphère économique privée est vécue comme moins discriminante que la sphère étatique publique et comme un moyen de sortir de l’immobilisme victimaire. Le succès économique et l’enrichissement deviennent les signes que Dieu a agréé leurs choix de vie et leurs sacrifices.
L’un des principaux mérites de cette étude est de considérer le salafisme dans une perspective dynamique. On pourrait notamment s’interroger sur la manière dont les salafis français pourront ou non dépasser les contradictions internes à leur expérience paradoxale de pacification de leurs rapports sociaux par la désocialisation. La conclusion de l’ouvrage évoque les limites de la vie en communauté restreinte, les expériences manquées de la hijra et l’utilisation parfois problématique de normes principalement liées au contexte saoudien, avec notamment l’impossibilité de contester l’autorité politique, islamique ou non, autrement que par le recours aux avis des savants du royaume. Adraoui juge que l’évolution du mouvement dépendra très largement de celle des relations que ses adeptes entretiendront avec leur environnement à mesure que leur intégration économique et sociale se matérialisera. On observe certainement une certaine routinisation du salafisme dans le monde arabe et en Occident. Reste à analyser la manière dont il pourra rester un facteur non contestataire de différenciation religieuse ou être redéfini sur le plan doctrinal en fonction de son environnement immédiat.
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