la-fin-de-l-homme-rougeCette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2014). Ekaterina Tsaregorodtseva propose une analyse de l’ouvrage de Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement (Actes Sud, 2013, 544 pages).

L’Union soviétique est un de ces sujets à propos desquels il est difficile de ne pas tomber dans l’extrême, par une écriture antisoviétique et russophobe, ou par un patriotisme artificiel et exacerbé. Svetlana Alexievitch, journaliste biélorusse née en 1948, parvient à éviter ces deux écueils. Dans La Fin de l’homme rouge, elle se contente de transmettre le témoignage des hommes et femmes qui ont vécu la désintégration d’un empire tout entier. L’authenticité de leurs souvenirs rend ce livre véritablement captivant, en plus des poignants drames personnels de certains témoins. En quelques dizaines de monologues, dont certains sont de véritables chefs-d’œuvre, d’anciens Soviétiques partagent avec nous leur vision du monde. Si les mots « Gorbatchev », « Eltsine », « Gaïdar » et « Perestroïka » restent les mêmes de page en page, aucune de ces histoires ne ressemble à l’autre.

Âge, parcours, vision politique, statut social : les protagonistes sont tous différents. En août 1991 et octobre 1993, les citoyens soviétiques savaient que de leurs actions dépendait l’avenir de leur pays, de leur famille et de leurs enfants. Beaucoup ont désiré prendre part aux événements, qu’ils associaient à un tournant vers un avenir radieux : « Nous étions tous des romantiques. Aujourd’hui, on en a honte, de cette naïveté. » La période de transition qui a suivi, avec sa « thérapie de choc » et « son capitalisme sauvage », a cassé les illusions des anciens Soviétiques. Beaucoup ont été incapables de vivre dans ces nouvelles conditions : ils ont sombré dans le désespoir et l’alcool ou ont mis un terme à leur vie. D’autres se sont adaptés en se tournant vers le banditisme : les uns ont fait fortune, les autres se sont fait abattre. La Perestroïka et la période de transition qui l’a suivie n’ont épargné personne.

La chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) fut reçue positivement en Occident, comme symbole de la fin de la guerre froide et de la menace soviétique. Cependant, de l’autre coté du rideau, pour une grande partie des Soviétiques, la dislocation du pays est restée dans les esprits comme une véritable tragédie. D’ailleurs, Vladimir Poutine la considère aujourd’hui comme « la plus grande catastrophe géopolitique du xxe siècle ». Cette mémoire historique, toujours bien vivante malgré deux décennies écoulées, alimente aujourd’hui la politique révisionniste du gouvernement russe et le renouveau de l’intérêt pour toute chose soviétique. Mais la division sur l’héritage soviétique persiste. D’un côté, ceux qui regrettent la grandeur de l’URSS et refusent la logique mercantile du capitalisme : certains les considèrent comme de « véritables patriotes », d’autres les traitent d’« esclaves endoctrinés ». D’un autre, ceux qui, même vingt ans plus tard, maudissent le sovok[1] et continuent de dénoncer ses abus meurtriers : certains les appellent des « dissidents courageux », d’autres « des traîtres sans foi ni loi ». La Fin de l’homme rouge tente d’expliquer ces différences de perceptions, et permet de mieux comprendre ce qu’était l’Homo Sovieticus, et son héritage qui imprègne la Russie et les Russes d’aujourd’hui.


[1] Terme péjoratif pour designer l’Union soviétique et tout ce qui y a trait.